jeudi 5 mars 2020

Lire : le Covid 19, Boccace et une nouvelle



L'Eglise militante et triomphante (détail/ chapelle des Espagnols /  cloître de l'église Santa Maria Novella / Florence

La ville désertée par ses touristes, étonnamment silencieuse (peu de circulation, aucun coup de klaxon, aucune incivilité) semblait en état de recueillement ou de prostration. Les enseignes de luxe n'attiraient aucun client, leurs vendeurs paraissaient au bord du désespoir. Chez Pegna, les employés s'activaient sur les présentoirs avec force désinfectant et il en émanait une odeur nauséabonde qui ôtait toute envie d'acheter des victuailles. La caissière de la boutique Cos paraissait en état d'affliction avancé : quelle calamité avait bien pu frapper ainsi la ville, qui empêchait les gens de venir consommer ? Dans ces conditions, impossible de traverser le centre historique sans penser au Décameron.
Vers la moitié du XIVème siècle, juste après l'effroyable Peste noire qui décima une bonne partie de la population européenne, et fit de terribles ravages en Toscane, Boccace écrivit son œuvre sans doute la plus célèbre. En voici le cadre.

Un groupe de jeunes gens aisés (sept jeunes filles et trois jeunes hommes) se retrouve à la fin d'un office en l'église Santa Maria Novella à Florence, tandis que la peste fait rage. Pour fuir le climat de deuil et de désolation qui sévit en ville, la "brigade" ainsi constituée se retire durant deux semaines à la campagne. Dans ce cadre bucolique, ils décident de raconter chacun une nouvelle par jour (excepté le vendredi et le samedi). Il en résultera dix fois dix nouvelles, d'où le titre, tiré du grec déka et hêméra (littéralement : le livre des dix journées).  A tour de rôle, chacun assumera la fonction de roi ou de reine du jour et en donnera le thème. Les thématiques sont charmantes. Par exemple : on devise de ceux qui, après avoir été molestés par diverses choses, sont, au delà de leur espérance, arrivés à joyeux résultat; de ceux dont les amours furent malheureuses; de ceux qui, provoqués par quelque bon mot, ont riposté, ou qui, par une prompte réponse ou une sage prévoyance, ont évité perte, danger ou honte.

Les cent nouvelles varient donc en longueur et en genre : histoires d'amour courtois ou histoires grivoises, contes pleins de bon sens ou historiettes comiques. On aurait tort de croire que ces récits ne sont qu'érotiques et légers. Ils sont empreints de charme, d'intelligence pratique ou de grande sagesse, souvent populaire, d'où leur grande diffusion et aussi leur reprise dans des œuvres artistiques ou cinématographiques. Ils attribuent un grand pouvoir aux mots et au sens de la répartie. Dans son introduction, Boccace souhaite qu'ils soient utiles aux femmes et parviennent à les consoler de leurs chagrins. On voit émerger son humanisme et son désir de diffusion au plus grand nombre (l’œuvre a été rédigée en langue toscane et non en latin). On assiste aussi à l'irruption des valeurs de la classe bourgeoise prenant le pas sur celles de la noblesse.

Trois grâces (détail du Printemps) / Sandro Botticelli / Galerie des Offices / Florence

S'il fallait ne résumer qu'une nouvelle, je retiendrais celle de Federigo degli Alberighi. C'est la neuvième de la cinquième journée (consacrée à " ce qui est arrivé d’heureux à certains amants après plusieurs aventures cruelles ou fâcheuses", à savoir que : toutes les histoires d'amours ne finissent pas forcément mal...). Elle est racontée par Fiammetta, la reine du jour. Federigo est un jeune homme bien né, qui dépense toute sa fortune pour attirer l'attention d'une femme dont il est éperdument amoureux, dame Giovanna. Mais celle-ci, mariée et fidèle, ne répond pas à ses avances. Désolé et ruiné, il part se réfugier à la campagne dans une petite ferme avec pour seul bien son splendide faucon grâce auquel il peut chasser et vivre.
Or, dame Giovanna perd son mari, très riche. Celui-ci lègue tous ses biens à leur fils unique et prévoit que, si ce dernier devait venir à manquer, elle hériterait de sa fortune, étant donné la pureté de son comportement. Mais, le jeune garçon ne tarde pas à tomber malade et sa mère l'emmène alors à la campagne, pour le soigner. Il se trouve que leur maison est toute proche de celle de Federigo. Le fils émet le désir de voir le magnifique rapace et dame Giovanna s'arrange pour être invitée à dîner chez son voisin. Celui-ci, miséreux, voulant faire honneur à l'élue de son cœur, n'hésite pas à tuer son faucon pour assurer un repas digne de sa belle.
Quand il apprend la raison de sa venue, il saisit avec horreur qu'il a tout perdu. Giovanna, quant à elle, comprend l'étendue de ses sentiments pour elle et en est vivement touchée. Son fils finit par succomber à sa maladie. A la fin de l'histoire, veuve et riche héritière, contre l'avis de son entourage, elle décide d'épouser Federigo pour sceller leur amour.


2 commentaires:

  1. Giovanni Boccaccio... c’est vrai que la situation actuelle nous ramène à cette peste noire, qui est abordée dans le post. Mais indépendamment de ce contexte, le Décaméron vaut vraiment la peine d’être lu, conte par conte, histoire par histoire. Boccaccio est tout simplement le « père » de la narration italienne, comme Pétrarque l’est pour la poésie et sachant que les deux semblent s’être appréciés et soutenus dans leur démarche, c'est toute l'histoire de cette littérature magnifique qui est relevée en toscan. Ce n’est pas par hasard que la statue de Boccaccio est toujours visible à Florence, ville qui ainsi lui rend encore aujourd’hui hommage, aux côtés de Dante et Pétrarque.

    En ce qui concerne les images, je dois avouer que je ne connaissais pas celle des filles dansantes de Santa-Marie-Novella, je ne connaissais pas cette chapelle des Espagnols… Florence recèle encore bien des mystères… Tiens, cela me donne envie d'y retourner. Quand les choses se seront stabilisées sur le plan sanitaire, même si je crois que la ville désertée par ses touristes m'aurait bien plus. Bonne journée.

    Gaspard

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    1. Merci pour ce commentaire. Oui, le Boccace mérite d'être lu et pas forcément d'une traite, mais par exemple par journée, ou simplement en piquant des nouvelles au hasard. Il est divertissant et, même si souvent il y a une morale, il n'est jamais moralisateur. En ces temps très très corrects, cela fait du bien. Oui, cela fait du bien de lire des textes remplis d'entrain, d'intelligence et de joie de vivre.
      Je viens d'apprendre que les Offices, comme tous les musées italiens, sont fermés au public depuis aujourd'hui : j'espère que vous aurez l'occasion de retourner à Florence très prochainement et que cette pandémie sera bientôt derrière nous. Espérons espérons! Très belle fin de soirée.

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