samedi 14 mars 2020

Vivre : suspensions


L'ascension du Christ (détail) / Le Pérugin / MBA / Lyon

Il y a eu comme la mer qui monte, comme un lent enfermement, des allocutions avec des visages graves, courroucés aurait-on dit, qui enjoignaient à rester calmes (tous les ingrédients pour vous mettre sérieusement à flipper).
En ville, hier, régnait une étonnante impression de ralenti, et un curieux silence (comparable à celui de Florence il y a deux semaines). Les gens paraissaient moins nombreux, ou plus calmes, ou peut-être carrément hébétés. Les regards s'évitaient, les corps aussi. A la médiathèque, pour les emprunts, il a fallu se plier à un rituel que la bibliothécaire ne cessait d'expliquer, à chaque nouveau lecteur qui se présentait : poser la pile dans un coin du guichet, reculer derrière la ligne jaune qui avait été tracée au sol, venir récupérer la pile après qu'elle l'avait scannée. Pour les ouvrages rendus, on avait installé deux énormes cartons sur une table, à l'entrée. Une lectrice, ancienne employée, s'est mise à pouffer. Certains empruntaient des quantités considérables (de quoi tenir un siège, à ce qu'il semblait).
L'autre jour, au centre médical, c'était le chaos. J'ai regretté de ne pas avoir annulé mon rendez-vous de routine. Les quatre secrétaires n'arrêtaient pas de s'apostropher, de décrocher répondre raccrocher et de courir dans tous les sens. Sans grande efficacité. On entendait comme un disque rayé : je n'ai pas pu les joindre. Toutes nos lignes sont occupées. Je ne peux pas vous renseigner. Nous sommes surchargés. Elles déploraient le bavardage d'une collègue absente, qui aurait mieux fait de se taire et de rentrer directement se soigner. La doctoresse m'a communiqué que mon bilan était normal, RAS de mon côté. En revanche, elle éprouvait le besoin de s'épancher : ses beaux-parents avaient refusé de continuer de garder leurs trois petits-enfants et elle avait dû trouver une autre solution dans l'urgence. Ils refusaient de la voir, à cause de son métier. Ses propres parents étaient atteints dans leur santé et ne pouvaient pas l'aider. Il y avait à Genève en fin de semaine un congrès et elle hésitait à s'y rendre (y avait-il à hésiter ? le moment n'était-il pas malvenu de rassembler des dizaines de médecins, si par malchance l'un d'eux venait à se découvrir par la suite contaminé ?).
Au magasin, ce matin, les caisses étaient anormalement lentes et certains chariots incroyablement remplis. Des mères de famille empilaient des litres de lait par dizaines et échangeaient à propos de ce qu'elles avaient cru entendre et de ce qu'elles pensaient savoir (un cas, dans une école, à 60 kilomètres d'ici). Leurs phrases tendaient dangereusement à ne contenir que des verbes au conditionnel. Dès qu'on en arrive à entendre : il semblerait, il y aurait le moment est venu de vite vite décamper.
Avec P. on est partis marcher, comme tous les jours, sur le haut-plateau. Nous y avons retrouvé les chevaux, des trémolos colorés, des arbres gonflés de chatons blond doré, plus un joggeur et un tracteur. J'ai réalisé qu'au fond, la vie sur ces hauteurs est pratiquement en quarantaine toute l'année. Je me suis demandé quels effets allaient être les plus nocifs, sur la durée : ceux du virus ou ceux de la peur, qui, de mille manières, avec mille subtiles et moins subtiles stratégies, était  en train de s'infiltrer. Du boulot pour les soignants, du boulot pour les psys, mais aussi du boulot pour relever l'économie. Par-delà les coûts humains et financiers, des tributs s'annonçant lourds à payer, comment se fermer au virus et rester ouverts à la solidarité ?

8 commentaires:

  1. Bonjour. Le virus était irréel. Il devient réel, à nos portes. Dans nos familles. Ne pas paniquer. Regarder maître zen en entendant tousser de l'autre côté de la porte. Bon courage.

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    1. Bonsoir. Pour moi, le virus a toujours été réel, mais plus loin, ailleurs. Il est présent ici, maintenant et, se référant à des données fiables, on peut avancer qu'une majorité de personnes s'en sortiront sans trop de sequelles. Il s'agit de veiller sur les plus fragiles et de veiller aussi sur ceux qui veillent sur les plus fragiles. IL s'agit d'être solidaires de ceux qui assurent le plus d'efforts dans la lutte, et de ceux qui ont moins ailleurs. Personnellement, l'injonction "ne pas paniquer" me fait le même effet que le fameux "soyez spontané". J'aurais tendance à me dire que si le premier mouvement est naturellement de panique, notre cerveau rationnel doit ensuite être en mesure de le calmer et de raisonner. Du courage ? Oui, peut-être, mais surtout de la raison, pour prendre les informations comme elles le méritent et les traiter raisonnablement, selon les besoins de la situation. Oui, le plus difficile est sans doute de rester connecté à notre raison sans nier nos émotions.

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    2. Panique, courage, raison et déraison. Il y a tout à dire et à écrire sur ce qui se passe actuellement. Mon message n'avait d'autre but que de te souhaiter de passer cette période le plus "zenement" possible. Comme tu le dis, savoir raison garder. Et dans nos sociétés de surabondance, peut-être que ce virus permettra de se recentrer sur les vraies valeurs, en tous les cas un temps. Je recevais ce matin le message d'un ami artiste qui se voit contraint d'annuler toutes ces représentations et concerts pour les prochaines semaines. Alors que son statut d'artiste est déjà, en temps normaux, fort précaire, son message du jour était rempli d'espoir, expliquant que son spectacle serait recyclé, d'une manière ou d'une autre et que nous nous retrouverions plus tard mais que pour l'heure, il était primordial de prendre soin de nous et des autres. Je te souhaite une bonne suite. La nature se réveille, il y a de belles choses à regarder.

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    3. Bonne suite. Bon courage à toi.

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  2. Hier j'avais une pensée pour les générations qui m'ont précédé. Les guerres, les privations, les épidémies, le ventre creux parfois, etc.
    Pour l'instant rien de tout ça, de fait. Il n'empêche, on a peur que cela arrive, comme le gaulois craignait que le ciel lui tombe sur la tête.
    La peur anticipée est peut-être la phase la plus délicate. Elle amène le repli et les actes préventifs irraisonnées, comme dévaliser les magasins. Peut-être que quand le danger se montre réellement on à la ressource intérieure pour faire face efficacement. Pour se montrer solidaire Peut-être…

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    1. Ce que tu dis, Alain, me parle énormément : c'est ce que j'ai ressenti tout au long de cette étrange semaine, où chaque matin apportait des nouvelles alarmantes (alarmistes ? mais pourquoi donc les donner en mode si alarmiste ? ) et où leurs effets se faisaient sentir dans une population d'ordinaire épargnée (silences oppressants ou échange de fake news, stress, comportements extrêmes de peur et d'évitement). Oui, la peur anticipée est sans doute la phase la plus délicate. Comment garder la tête froide dans ces conditions ? Ma réponse (en relation avec mes conditions de vie) : la nature. La nature en tant que lieu où se ressourcer et trouver calme et apaisement. Mais aussi la nature en tant qu'exemple : où les choses naissent, vivent et meurent, où les choses se régénèrent, où ce qui est en fin de cursus doit laisser place à ce qui est appelé à naître. La nature est une maîtresse de vie. Elle aide à garder le cap.
      Ce matin, à Berne, capitale d'un pays riche, bien doté sur le plan économique et sanitaire, des rayons de farine en rupture de stock (des personnes qui n'ont jamais cuit de pain dans leur vie ont entendu qu'il fallait stocker de la farine et en achètent par précaution, irrationnel, délirant, quand on y pense. Quant à la razzia sur le PQ, j'attends encore qu'on m'explique, je cherche je cherche je ne trouve pas). Les autorités ont dû assurer la population qu'on disposait de suffisamment de réserves alimentaires. La peur est une émotion naturelle, utile face à des dangers réels, mais elle peut être totalement nocive quand elle est inadaptée à la situation, disproportionnée. A nous de la reconnaître, de la vivre et de la contenir (tenter de maîtriser les élans intempestifs de notre cerveau reptilien). Il y a des jours où marcher lentement dans la rue, sourire aux passants et jouir de ce flux continuel qu'est la vie, avec confiance et joie est une petite victoire. On doit espérer, je crois, sinon dans la nature humaine mais dans la capacité des humains à faire face, à trouver des solutions et à rester solidaires. Alors... espérons! Belle fin de soirée à toi.

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  3. Le fait de vivre à la campagne, en plein air, avec de l'espace, aide certainement à ne pas se laisser gagner par la peur, je me rends compte de la chance que j'ai. C'est sûrement plus compliqué pour les personnes résidant en ville, vivant dans des petits appartements, pour certains vivant les uns sur les autres, je pense à ces personnes. Je pense bien sûr aussi aux personnes malades qui sont à l'hôpital (ma belle-soeur, en plus privée de visites), je pense aux personnes fragiles (le compagnon de ma soeur a une insuffisance respiratoire sévère, il doit être très prudent). Pour certains, ce virus après tout n'est pas si dangereux, mais pour d'autres, si, il peut être très dangereux. Les gens qui se jettent sur les pâtes, la farine, le PQ, ont certainement en eux une peur viscérale remontant sans doute à la nuit des temps, une peur incontrôlable, irraisonnée, disproportionnée. Je ne la comprends pas mais je respecte leurs peurs.
    Beau dimanche à toi, Dad.

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    1. Oui, penser à ceux qui sont confinés, aller déposer des livres chez ceux qui sont astreints à résidence pour mille motifs, être à disposition pour des courses. En ce qui te concerne, j'imagine : méditer à distance avec ta belle soeur, trouver un bon usage au smartphone, etc etc. Oui, la campagne, la nature, la moindre densité de population, cela aide à prendre du recul, bien sûr. Quant à respecter les peurs, comme toutes les émotions, bien sûr, elles sont respectables. Une chose est de respecter les émotions, une autre est d'accepter et devoir faire avec certains comportements qui frisent l'incivilité.
      Belle après-midi à toi, ici le printemps fait son show. Mille chants d'oiseaux, tu dois être aux anges.

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