vendredi 20 mars 2020

Vivre : réel irréel



En ville, il m'a fallu un temps d'adaptation - quelques allers-retours, quelques heures - pour finalement comprendre ce qui se passait. Des regards méfiants dont je ne saisissais pas le sens, des distances que l'on pouvait interpréter comme des rejets, des tons perçants, des attitudes figées, des ingrédients qui pouvaient voir émerger un malentendu, une tension, voire un conflit. Et, puis, mais c'est bien sûr, j'ai enfin compris : l'angoisse. La peur qui fait son travail à l'intérieur des individus, leur fait perdre leurs repères, les fait chanceler. Comment gérer les contacts, quand on en a besoin et qu'en même temps on les craint ? Comment se comporter pour faire juste et bien dans un univers où les normes changent du soir au matin ? Les gens hésitent et baissent souvent les yeux (on pourrait croire que le contact visuel serait en passe de devenir viral, mais dans les faits, le regard est un début de relation et les gens ne semblent plus détenir les clefs - de nouveaux codes doivent apparemment être trouvés). Les personnes rencontrées vivent probablement tous des montées d'adrénaline, qui peuvent survenir à tout moment. Il s'agit d'être attentif, il s'agit aussi d'être patient.
Depuis, quand une personne devient en apparence agressive, s'énerve pour un rien, hausse le ton, je baisse automatiquement le mien. Je maintiens mon calme en reculant un peu. Je prends ma voix la plus douce (tout bien considéré, il me semble traiter mes semblables un peu comme j'approche le jeune renard qui est récemment devenu mon voisin). Je dois gérer à la fois ma propre peur (une peur diffuse, irrationnelle et par conséquent malaisée à identifier, une peur qui s'installe par vagues, une sorte de brouillard, un lavis de pensées grises, qui dit crise, qui dit manque, qui dit impuissance, et qui peut se dissoudre aussi vite qu'elle est arrivée) et je dois faire face à la peur de l'autre (pareillement diffuse, irrationnelle, incompréhensible). C'est un nouvel apprentissage : comment se comporter en être social, en être humain dans des conditions qui peuvent paraître par moments dénuées de cohérence ? Il semble qu'on débarque de la lune, dans un monde en apparence connu, mais dont les règles nous échappent de plus en plus.
Au village, heureusement, entre voisins, entre connaissances, les choses continuent selon leur cours  habituel (moyennant une distance d'un mètre cinquante). On se retrouve sur des chemins où le bon sens et la civilité circulent, les sourires se mêlent aux coups de marteau et aux cris d'enfants, les regards se croisent. On se retrouve sur nos bons vieux rails. Avec soulagement. 

5 commentaires:

  1. Je ne débarque pas de la lune, mais en effet, cela pourrait être un film de science-fiction : tout est là, les maisons, les rues, les parcs, les magasins et tout semble vide, tout est là comme on le connaissait avant, mais il n’y a plus personne, ou seulement quelques rares policiers qui font la tournée pour faire régner le vide extérieur. Mais ce n’est pas de la science-fiction, c’est notre nouvelle réalité. Le vide dans les rues, mais la peur de l’avenir dans les maisons, dans les appartements, après le covid-19 c’est maintenant le confinement qui a frappé. Angoisse et peur. Angoisse et peur qu’en Europe nous ne connaissions plus sous cette forme. Il faut réagir, réagir contre les regards qui n’osent même plus se poser sur vous. Seule réaction possible, mettre en place de nouvelles habitudes et ne pas regretter celles qui ne sont plus. Lecture, écriture et enfin cuisiner hors des sandwichs et autres « prêt à emporter », parler au voisin (s’il le souhaite). Et finalement, vivre au jour le jour sachant que nous n’avons plus les cartes en main pour faire autre chose, mais ne pas jouer à la vache qui ruminer. Gaspard

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    1. Oui, les choses ont changé. Vite, très vite. C'est un défi pour nos capacités d'adaptation, tous ces changements imposés. Entre les nouvelles (désolantes, voire terribles), les matraquages d'infos inutiles et les informations dont il faut absolument tenir compte, il s'agit tous les jours de trier (le plus judicieusement possible). Il s'agit aussi de nous adapter, de trouver de nouvelles habitudes, de recourir à nos ressources. Comme vous le dites, il faut vivre au jour le jour, nous éprouvons un sentiment d'impuissance, car nous n'avons plus les cartes en main (sur le monde extérieur, sur ce qui nous entoure).
      La situation nous éprouve, mais elle nous donne aussi du temps, des opportunités que nous n'aurions pas en d'autres conditions : possibilités de lire, de créer, d'inventer, élargir notre horizon mental, faute d'espaces élargis, de profiter des énormes possibilités du net. J'ai l'immense privilège de vivre près de la nature : elle est une source infinie d'apaisement, une source d'enseignement, toujours accessible, mais je pense constamment à ceux qui se retrouvent confinés en ville, qui doivent aller travailler, affronter la peur ET les difficultés du quotidien. Il y a des héros ordinaires, qui font ce qu'ils doivent faire, tous les jours. Personnel médical, mais aussi tous ces anonymes qui assurent notre ravitaillement, qui nettoient les espaces publics, qui livrent nos médicaments, qui font face, tous les jours. J'aimerais qu'on ne les oublie pas, plus tard, j'aimerais que, pensant à eux et à ce qu'ils font à présent, on pense à une société plus égalitaire. Bref, qu'on sache tirer des leçons de cette expérience éprouvante. Merci de votre passage, Gaspard.

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  2. Moi aussi je pense à toutes ces personnes qui n'ont pas cette chance de vivre à la campagne et d'avoir une grande maison, ces personnes qui n'ont pas la possibilité de s'échapper un peu hors de chez elles. Je mesure la chance que j'ai. Car en effet, il y a tout plein de choses à faire aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de chez soi, soit s'éloigner bien loin.
    Je discutais ce matin au téléphone avec ma soeur. Nous nous posions la question de savoir si, lorsque tout sera fini, que les consignes seront levées, si l'on osera à nouveau se toucher, s'embrasser, ne restera-t-il pas une réserve, une peur ?...

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    1. Sans doute, on aura tellement appris la distance, ce sera devenu un tel réflexe, qu'il faudra réapprendre la proximité. L'occasion de relire le Petit Prince... Pour m'exercer, j'apprivoise chaque jour, des renardeaux qui prennent leurs aises dans la campagne...

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