mercredi 11 mars 2020

Vivre : N.


Photographie d'Eve Arnold / diaporama / Arles / 2019

N. était minuscule et menue. Aussi minuscule et menue que j'étais grande et solide et, toutes les fois que nous allions prendre un café dans l'un des nombreux bistrots qui fleurissaient aux alentours de nos bureaux, nous devions faire une drôle de paire : elle, avec ses vêtements classiques, ses bijoux dorés, ses attitudes pondérées et moi, avec mes vestes asymétriques, mes bracelets ethniques et mes grandes enjambées.
N. était issue d'une famille traditionnelle et avait reçu une excellente éducation. Elle était arrivée en Suisse avec son mari, ambassadeur auprès des Nations-Unies. Pendant un certain temps, elle avait connu la vie tranquille d'une épouse de diplomate : appartement dans un quartier élégant, femme de ménage, taxi pour se rendre régulièrement au centre-ville et déjeuner au restaurant. Et puis son pays, un pays du Moyen-Orient dont on parle encore beaucoup trop souvent, s'est retrouvé à feu et à sang. Monsieur l'Ambassadeur a dû se résoudre à demander l'asile en Suisse. N. et sa famille se sont retrouvés dans des centres d'accueil. Ils ont connu la promiscuité dans des chambres où l'on ne pouvait se risquer à laisser traîner le moindre objet personnel. Tout ce qu'ils pouvaient posséder de précieux se trouvait bouclé dans le coffre de leur auto. N. se rendait deux fois par semaine à la piscine avec sa fille pour se doucher à fond et laver ses longs cheveux.
Quand il s'est agi de gagner sa vie et de trouver vers quel métier se diriger, N. a choisi de se consacrer aux gens en difficultés. Elle est retournée sur les bancs de l'école. Elle a rédigé un mémoire sur les problèmes de santé rencontrés par les prostituées. Elle venait de terminer sa formation quand elle est arrivée dans notre petite équipe où elle travaillait à temps complet, avec rigueur et efficacité. 
Ce qui était particulièrement agréable chez N., c'est qu'elle ne manifestait aucune autre ambition que de remplir le mieux possible sa mission. Elle n'avait aucune intention d'occuper le moindre poste à responsabilité ni de détenir le moindre pouvoir dans le service. Les jeux  de manipulation lui étaient parfaitement étrangers. Ce qui la caractérisait aussi, c'était le fait qu'on ne l'entendait jamais se plaindre de quoi que ce soit (même si la charge de travail frôlait souvent l'insupportable dans notre équipe heureusement très soudée). On pouvait la voir tous les matins à son poste, bien mise, en train de travailler. Jamais l'on n'entendait le ton monter dans son bureau (bien que nous ayions parmi nos clients parfois de drôles de zigotos). Elle disait que tous ces gens que nous aidions avaient été maltraités par l'existence et considérés comme des moins que rien par la société. C'était un devoir de les recevoir avec dignité.
N. arrivait souvent le lundi en racontant qu'elle rentrait des quatre coins de l'Europe, où avait eu lieu une réunion de famille (tous ses frères et sœurs s'étaient retrouvés dispersés après les premières invasions barbares dans leur pays). Je me souviens qu'elle allait acheter pour ces occasions des colliers de perles dans une bijouterie en face de la gare, colliers que je trouvais affreusement kitsch, mais qui représentaient pour elle le sommet de l'élégance.
N. était toujours d'humeur égale et ce détail sans doute suffisait à lui assurer du respect. Elle ne prononçait jamais un mot plus haut que l'autre, ne tenait jamais de propos négatifs sur qui que ce soit, ne critiquait pas. N. je crois m'a montré qu'il ne sert à rien de se perdre en regrets, de regarder en arrière avec nostalgie, elle était exemplaire dans sa façon de prendre la vie comme elle vient, en identifiant toujours ses bons côtés. N. qui, rentrant chez elle le soir, se faisait plaisir à regarder un épisode de Dynasty, puis préparait son souper, en veillant à cuisiner suffisamment pour que son mari et elle-même puissent emporter le lendemain une portion à réchauffer, et qui repassait ensuite ses chemisiers de soie jusqu'à tard en regardaient un polar à la télé.

Parfois, on oublie si vite les gens. Et parfois, on persiste à se souvenir, même très longtemps après, parce que quelque chose en eux nous a marqués à jamais. La vie sépare ceux qui s'aiment. Elle sépare aussi ceux qui s'apprécient. Ce qu'elle ne parvient jamais à séparer, c'est la force de certaines empreintes et la puissance des images qu'elles nous ont laissées.

4 commentaires:

  1. On nous, ne s'effacent pas les traces de celles et ceux qui ont marqué nos vies à l'encre indélébile. Parfois on pense avoir oublié et une circonstance d'apparence anodine faire resurgir le souvenir encore vivace.
    Bel hommage, qui nous rend présente une personne jusqu'alors inconnue. Merci.

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    1. Quand on y pense, les gens qui nous marquent le plus n'ont rien de vraiment exceptionnel, ils font juste preuve de dignité et de courage au quotidien. Ils n'emmerdent pas les autres, ne veulent pas particulièrement briller ni dominer, et surtout, ils dégagent un je-ne-sais-quoi d'apaisant autour d'eux. Ce sont de bons éléments dans un groupe, ils participent à instaurer un climat de confiance et de collaboration très positif. Maintenant que j'en parle, je crois que N. a sa place dans mon carnet des gens "bien" dont je parlais il y a deux semaines. Autre constat : nous sommes régulièrement amenés à rencontrer des gens "bien" dans notre vie. L'important est sans doute de les identifier et de les apprécier. Ne pas trouver leur présence évidente, ou allant de soi. Ne pas laisser notre attention se faire happer par les sots ou les arrogants (qui, eux aussi, ne manquent pas).

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  2. Il m'arrive à moi aussi de repenser à des personnes que j'ai connues, appréciées et que j'ai perdues de vue, cela m'arrive de plus en plus d'ailleurs. Le net permet d'en retrouver certaines mais pas toutes, c'est dommage. J'aimerais savoir ce qu'elles sont devenues...

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    1. toi aussi ? ce besoin de retrouver des personnes appréciées dans le passé ? je me surprends dernièrement à penser à quelques ex-collègues ou à d'anciennes amies, de si belles personnes dont la vie m'a séparée. Le net, oui, mais parfois c'est un peu difficile. Alors, je rassemble mes souvenirs et j'écris un petit billet, qui leur redonne vie et les rapproche de moi...

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