vendredi 27 mars 2020

Regarder / Lire : le fantôme d'une ville




Le site de Gibellina Vecchia / province de  Trapani / Sicile
"De loin, à 400 mètres d'altitude, miroitant sous la lune ou étincelant au soleil, j'aperçois comme un drap blanc, étendu sur le flanc d'une colline. Ce drap blanc, qui occupe plusieurs hectares, coïncide exactement avec l'emplacement d'un village détruit. Ce n'est pas un drap, mais une couche de ciment chaulé d'un mètre cinquante de hauteur; des couloirs percés dans cette masse reproduisent le tracé des rues anciennes."
Dominique Fernandez a consacré son dernier ouvrage à la découverte d’œuvres d'art italiennes cachées, tapies hors des chemins battus. Dans "L'Italie buissonnière", il invite à un itinéraire du Sud au Nord de la Péninsule, à travers une présentation érudite, captivante sans jamais se faire pédante. Les chapitres sont brefs, quelques pages, destinés à nous montrer qu'en traversant les Alpes, on peut admirer autre chose que le Grand Canal, la Tour de Pise ou le Colisée.
D.F. sait décrire non seulement les œuvres d'art, mais aussi les lieux et les atmosphères. Ses descriptions font voyager par images et deviennent en même temps une invitation au voyage. Il nous offre un cours d'histoire, vivant, fourmillant d'anecdotes. On y apprend que Choderlos de Laclos a souhaité être enterré sur un minuscule îlot au large de Tarante, appelé Isola di San Paolo. On assiste à la découverte au large de la Calabre de deux splendides statues en bronze datant du Vème siècle avant J.C. par un vacancier romain, statues conçues de manière tellement réaliste, que le plongeur en question a pensé dans un premier temps avoir découvert un cadavre.  On visite de minuscules villages oubliés, où il ne se passe rien, mais ce rien est si bien décrit qu'on rêverait de pouvoir y aller, pour simplement écouter la mer et admirer son étendue couleur de vin.
 
Une rue de  Gibellina

L'écrivain commence son inventaire en Sicile par un village - ou une ville - disparue dans un tremblement de terre en 1968. Gibellina, à l'intérieur de l'île, comptait alors quelque 6'000 habitants, dont la plupart ont disparu sous les décombres. Les survivants ont décidé d'abandonner le site et d'aller reconstruire une nouvelle ville, à dix kilomètres de distance. Il y a donc à présent deux Gibellina : la Nuova et la Vecchia.
Pour cette dernière, on a fait appel à un artiste du Land Art, Alberto Burri, qui a créé sur l'emplacement des décombres une œuvre démesurée - s'agit-il d'une statue immense, d'une tombe, d'un monument ? - à la mémoire de ce qui n'existe plus. Le site, perdu au bout d'une route quasiment impraticable, est un lieu grave, étrange, intense, dédié au souvenir et à tous les êtres ensevelis.
J'entre dans ce monument tel que jamais esprit humain n'en conçut de pareils. Tranchées sinueuses et ronds-points creusés dans le ciment respectant le plan des rues et des carrefour d'antan. Ce blanc cru, sans ombre, sans rémission est la couleur du deuil. ... Faute de repères, on monte, et on descend au hasard, on bifurque à droite, à gauche, on erre entre des pâtés de maisons comprimés chacun dans un bloc, on se perd dans ce labyrinthe qui est à la fois un lieu de promenade, un jeu de piste, un mausolée et un ossuaire.

La création de Gibellina évoque pour moi des similitudes avec le Mémorial de l'Holocauste, tout proche du Bundestag à Berlin. De longues allées de dalles noires, de différentes hauteurs, que l'on parcourt sur un terrain à peine ondulé. Mais celles-là sont devenues tellement touristiques à présent qu'il devient de plus en plus difficile d'y faire place à une sobre présence et au recueillement. Il est des gens qui trouvent épatant de grimper sur les dalles pour y faire des selfies (eh oui, même là, il faut pouvoir bien montrer qu'on y était...)

Mémorial de l'Holocauste / Berlin

Tout compte fait, l'isolement, le dénuement, la végétation qui reprend ses droits, la route calamiteuse qui conduit à Gibellina Vecchia me paraissent plus propices à une visite méditative. Le site - ancré sur les terres de la mafia -  doit toujours résonner de mille douleurs et de mille cris. J'aurais le désir, si je retournais en Sicile, d'aller découvrir l’œuvre in situ. Je ressens parfois l'appel de ces lieux solennels, mais nullement tristes ou affligeants, où parle la mémoire, dans un silence assourdissant. Cette mémoire, sous toutes ses formes, est celle des morts, celle des espaces, celle des éternels retours et des cycles infinis. Il est des lieux où le présent rend hommage à ce qui fut, dans la conscience belle et grave que tout est relié et qu'aucun souffle, aucune souffrance passée, présente ou future, rien de tout cela ne nous est indifférent.


Gibellina Vecchia / état actuel

Note : les photographies sont tirées du net (Flickr et Pinterest)

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