lundi 15 novembre 2021

Lire : transmissions

 

Ce roman est inspiré d'une vie réelle, celle d'Eva Panić-Nahir, une militante communiste juive d'origine croate qui, suite à la rupture entre Tito et Staline et par fidélité à son époux bien-aimé, s'est retrouvée détenue à Goli Otok, l'île bagne où l'on envoyait les opposants durant l'époque titiste. Accusé d'être un traitre à la patrie, acculé au suicide, l'officier Rade Panić devait être banni publiquement. Pour ce faire, les autorités yougoslaves placèrent sa veuve devant un choix cornélien : elle était tenue de le dénoncer comme espion par écrit, faute de quoi elle serait condamnée à la déportation et contrainte d'abandonner à la rue sa fille âgée de six ans. Eva se refusa à trahir la mémoire de son époux et en paya le prix fort. 
 
En 1989, un documentaire, réalisé grâce au travail de l'écrivain serbe Danilo Kiš  et intitulé Goli Zivot (la Vie Nue) a été consacré à son expérience ainsi qu'à celle d'une autre Juive déportée, Zeni Lebl. Un second film, "Eva", a été conçu en 2002 par Avner Faingulernt (trailer ICI). Il témoigne des faits et s'achève par le retour d'Eva Panić sur les lieux où elle vécut l'enfer, accompagnée de sa fille et sa petite-fille.

Impossible donc de parler de "La vie joue avec moi" sans faire référence au contexte historique et aux événements ancrés dans la réalité. David Grossman a bien connu cette femme hors du commun, décédée en 2015 à près de cent ans. C'est avec son accord qu'il a entrepris de rédiger ce récit. Lors de la sortie du livre en France l'an dernier, il confiait ICI : "Nous nous sommes liés d’amitié pendant vingt ans, et durant toutes ces années elle m’a raconté son histoire. Je lui ai dit que j’en ferai un livre, mais je lui ai aussi dit que j’étais écrivain de fiction, pas documentariste. Elle m’a répondu que j’avais toute la liberté du romancier."
 
Loin d'être une biographie, ce livre se veut fictionnel, conçu avec "liberté d'invention et imagination" comme le précise l'écrivain en postface. Avec son style bien particulier, il nous fournit une version des faits, donnant vie aux divers personnages qu'il a pris soin de renommer, révélant leurs territoires intimes, éclairant leurs choix et leurs zones d'ombre, explorant les effets bouleversants de la grande Histoire sur les trajectoires individuelles. 
La narration est portée par Guili, petite-fille de Véra (alter égo littéraire d'Eva Panić). Cinéaste, âgée d'une quarantaine d'années, elle entend réaliser un documentaire sur son histoire familiale. Trop de non-dits, trop de silences et surtout trop de violence se transmettant de mère en fille. Trop d'hostilité aussi. Elle n'a cesse d'interroger le passé et de filmer pour comprendre. Accompagnée de son père réalisateur, elle parvient à entraîner sa grand-mère et sa mère sur l'île maudite, là où semble s'être fracturée la capacité de transmettre l'amour et la confiance entre ces trois générations.
 
Le texte est exigeant, la trame désoriente par une temporalité aux allers-retours constants, les points de vue se multiplient. A certains moments, on devine David Grossman empêtré, malgré toute son habileté, entre le réel à partir duquel il écrit et sa liberté de créateur. On le sent tanguer, usant de mille procédés pour éclairer sa narration et donner épaisseur à ses protagonistes. Au fil des pages cependant, les interrogations trouvent peu à peu des réponses. Les pièces du puzzle se mettent en place.

Il en résulte un roman inégal : envoûtant et captivant, doté d'un grand lyrisme, complexe dans sa construction, il peut par moments paraître maladroit et peu crédible. Sa lecture exige non seulement une présence attentive, mais, au-delà du texte purement littéraire, il suscite aussi une grande curiosité d'apprendre, d'en savoir un peu plus sur les protagonistes réels, sur les faits historiques décrits. Il invite également à s’interroger sur les fonctions respectives du documentaire et de la fiction : deux façons complémentaires, mais nullement opposées, de faire appel à l'imaginaire, à la capacité d'empathie pour parvenir à connaître et à comprendre le passé.

En résumé :  une lecture stimulante, ouverte sur une page pas forcément connue de l'histoire yougoslave, comportant le portrait d'une très belle héroïne (courageuse, généreuse, forte, tenace et jusqu’au-boutiste dans ses convictions), décrivant de manière ciselée des rapports familiaux compliqués, la transmission de la douleur, le poids des secrets, les loyautés contradictoires. Il dépeint aussi de bouleversantes histoires d'amour. 
En considérant cette œuvre, on se demande si le cinéma (avec un réalisateur de talent, des acteurs inspirés) ne serait pas l'art le plus apte à rendre hommage à cette histoire reflet de l'Histoire qui la vit naitre. Le scénario semble quasiment déjà élaboré et la thématique cinématographique ne cesse de courir sur tout le récit : des personnages cinéastes et documentaristes acharnés à témoigner, les rushes, les interviews filmées, les enregistrements destinés à préserver la mémoire. On ne serait pas étonnée de voir un jour ce récit adapté au grand écran.



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