mardi 9 novembre 2021

Vivre : still life / 105

 
 
Un de mes plus grands bonheurs : les marchés de petits producteurs. Être happée par les couleurs, les exclamations, les senteurs. Circuler dans la ronde des saisons, dans les récoltes en lente progression. Rencontrer les personnes qui ont œuvré pour fournir ce que la terre peut donner de meilleur. Parler à la chevrière, à l'apiculteur. Échanger quelques pièces et quelques mots avec les agriculteurs. Choisir les légumes, les fruits (sans chichis, s'il vous plait, des produits bio non calibrés parvenus à maturité). Non seulement un bonheur : un honneur.
Samedi dernier, après le petit marché de Crest (une perle, mon favori entre tous, celui qui me fait chavirer et qui, comble de joie, inclut dans son parcours La balançoire, un lieu de qualité méritant d'être mentionné) je me suis retrouvée à méditer : et si ces gens qui contribuent au bien commun, qui suivent le rythme des éléments, qui ne peuvent donner d'ordres au temps, mais sont maîtres du leur, qui travaillent d'arrache-pied, ne comptant pas leurs heures, je me suis demandé s'ils n'étaient pas les vrais seigneurs de notre époque. Ils maîtrisent leur labeur, présents d'un bout à l'autre de chaque cycle. En fin de parcours, ils cèdent leurs moissons à des preneurs contents, reçoivent des retours (souvent des compliments). Ça et là, chemin faisant ils déposent quelques cageots bien fournis à des restaurateurs dignes de ce nom. De l'utilité et de la compétence. Des liens et du sens.
Oh, ma méditation ne versait pas dans l'idéalisation. Je pouvais bien imaginer les mains terreuses dans de petits matins glacés, et la fatigue, voire l'épuisement certains soirs où les astres n'avaient pas été cléments, et les comptes qui ne tournaient pas toujours rond. Mais, dans un monde de rentabilité et de stress déchaîné, de cadences et de surconsommation, quelqu'un qui ajoute de la valeur aux valeurs des choses, qui apporte du bon-sens à un système tendant à perdre la raison, qui contribue au goût et à la culture, n'est-il pas au cœur même de l'existence? 
Et c'est pour ça que, en sirotant mon café devant la douce Drôme, je leur ai tiré mentalement ma plus profonde révérence, à toutes ces belles personnes assurant noblement notre subsistance.

4 commentaires:

  1. Parmi mes amis je compte un cultivateur (aujourd'hui à la retraite) qui en 40 ans est passé de l'agriculture intensive à base de pesticides pour de hauts rendements à l'agriculture biologique, travaillant notamment des produits d'exception pour les grands chefs étoilés du Michelin et autre guides. Je lui dirai qu'il est « un vrai seigneur de notre époque ». Il sera sans doute d'accord car auparavant il était en esclavage chez Monsento et autres destructeurs de la nature.
    J'ai goûté régulièrement à sa production, découvrant des saveurs perdues. Les chefs étoilés ont peut-être un savoir-faire, ils restent cependant des assembleurs de produits hauts de gamme qu'ils achètent à des gens comme mon ami. Sans eux, leur cuisine serait probablement pas loin d'être aussi insipide que les saletés que l'on trouve chez McDo.
    les vrais seigneurs vivent dans l'ombre. Et c'est tant mieux.
    Mais n'oublions pas qu'ils se sont tués au travail. Aujourd'hui mon ami en paye les conséquences question santé.
    (J'ajoute et je précise que mon ami ne pouvait vivre uniquement en vendant aux Grandes Toques, il faisait les marchés se levant à quatre heures du matin pour ensuite passer des heures à quatre pattes les mains dans la terre…)

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    1. Il en a fait du chemin, ton ami. Il lui a fallu du courage et des convictions pour se réorienter. Le terme "esclavage" dont tu parles, c'est exactement ça : face à ces grandes boîtes, plus le droit de décider, de réfléchir ou de choisir. Tu marches ou tu crèves (trop souvent : tu crèves).
      Tu parles du goût de ses productions. Je ne peux que renchérir : c'est diablement bon, les produits qui ont été cueillis le matin même. Un goût de saveurs perdues dont les distances et les cueillettes anticipées nous ont privés. Oui : des seigneurs.
      Je regardais ces producteurs l'autre jour : leur contact direct avec les consommateurs, le marché lieu d'échanges entre eux, le juste prix sans intermédiaires. Après, la question est : comment favoriser l'accès à ces productions dans les grandes villes, des prix raisonnables malgré les transports, éviter un maximum d'intermédiaires (ici, dans nos villes de moins de 200'000 habitants, on a encore accès à la vente directe sur les marchés). Tout ça demande à être (re)pensé par le biais de coopératives ou autres. Mais ça vaut la peine. Les légumes en hypermarché, c'est peut-être un peu moins cher - quoi que... - mais pour la teneur nutritive que ça a, c'est déjà trop cher.
      Courage à ton ami et tous mes voeux pour sa santé. Bonne soirée.

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  2. J’ai toujours souhaité exercer un métier, qui me permette de créer quelque chose du début jusqu’à la fin. Mais, depuis que j’exerce différentes professions, je n’ai jamais pu trouver cette perle rare. D’abord, je voulais être un journaliste, un reporter, comme on disait. Faire un reportage, interviewer des personnes, couvrir des événements. Retourner dans la rédaction et publier un article ou plusieurs si possible. Être maître du temps et du contenu de la publication. Mais ensuite quand j’ai connu les rédactions de différents médias, j’ai vite déchanté. Après, c’est une période plus « retour à la campagne » qui s’est ouverte. Devenir paysan, genre paysan du Larzac, pas agriculteur bobo, bien entendu. Avoir une étable avec des chèvres, faire son formage et le vendre sur les marchés, rencontrer des amis et boire le café ensemble, mais je n’avais pas trouvé de ferme et encore moins les connaissances nécessaires (bien sûr tout s’apprend me dira-t-on…). Mais j’ai continué avec l’idée de devenir un artiste ou un artisan. J’ai toujours eu l’idée que l’implication d’une personne dans son travail, le plaisir de créer quelque chose est essentiel. C’est seulement ainsi qu’il est possible de se réaliser au travers de son travail, et être maitre de son temps et du résultat. Mais aujourd’hui, il s’avère que le travail moderne (sous-entendu dans le tertiaire, dans un bureau) c’est d’être assis sur la même chaise de bureau, mais de travailler pour des entreprises différentes, selon les rachats et les réorganisations. Abrutissant, aliénant. La fragmentation du travail, le taylorisme a montré le chemin, le management moderne l’a généralisé. Comment changer de direction ?

    Gaspard

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    1. Ce que vous dites à propos des diverses orientations professionnelles que l'on peut prendre me fait penser à la difficulté actuelle pour les jeunes de se choisir un métier qui ait du sens. C'est devenu de plus en plus dur (raison pour laquelle on assiste à tant de tentatives de reconversion, plus ou moins réussies). Les jeunes arrivent sur le marché du travail, pleins d'enthousiasme et ils sont confrontés tous azimuts à cette aliénation dont vous parlez : contrats en CDD, fractionnement des tâches, multiplication des procédures, perte d'autonomie et de responsabilités. Pour toutes ces raisons, je crois que le pire dans un travail ce ne sont pas les heures ou les efforts exigés, c'est la perte de sens et du sentiment d'utilité. C'est un privilège que de savoir à quoi on sert et de se voir reconnu pour cela. Dans mon entourage, il y a un JH de 25 ans qui, après plusieurs orientations (a la chance d'avoir un milieu qui le soutient), vient de se diriger vers une formation en négoce de vin. Il n'a jamais cultivé la terre, mais il aime boire et converser. Il espère donc en achevant son cursus participer à la vente, au commerce, aux bénéfices liés à cette noble production. A quoi et à qui va-t-il servir ? Il le saura peut-être dans quelques années...
      Comment changer de direction ? Peut-être par nos gestes quotidiens, en tant que consommateurs. En refusant certains achats, en s'intéressant aux provenances, en allant vers le moins mais mieux. En s'informant : quelqu'un d'informé est quelqu'un qui se fait moins manipuler. Vaste question qui mériterait toute la soirée (que je vous souhaite très belle).

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