lundi 11 mars 2019

Vivre : le chevreuil

Statue / Musée archéologique de Naples


La fille s'était parquée sur le côté et manifestement elle avait tout son temps. Ne vous inquiétez pas, j'allais juste au sport ce soir. Elle me regardait avec des yeux attentifs, on aurait dit qu'elle me couvait. C'est elle qui m'a dit d'aller poser mon triangle, en face sur la chaussée. C'est elle qui m'a déniché un gilet au fond de son coffre. Elle disait des mots apaisants, elle m'invitait à la prudence, tandis que par à-coups les voitures passaient. Dans la pénombre, sa silhouette se mouvait, baraquée. Elle avait le visage de ceux qui ont reçu pas mal de coups et ont appris à les rendre. Elle semblait pouvoir tout entendre. J'ai l'impression que si je m'étais affalée dans le fossé, en lui racontant ma vie, en lui racontant surtout combien ces derniers mois la mort me donnait des palpitations, surtout à nuit tombée, elle aurait trouvé tout naturel de se poser près de moi pour m'écouter.
Juste avant que la fille ne s'arrête, un automobiliste avait freiné. Il avait baissé sa vitre avec un autocollant Jésus t'aime. Il m'avait parlé dans un langage rempli de points d'exclamations. Vous devez appeler la police ! Immédiatement ! La bête n'est pas morte ! Elle souffre ! La prochaine fois vous ferez un peu plus attention ! C'est fou comme certaines personnes peuvent s'autoriser à vous fustiger quand elles vous sentent en situation de vulnérabilité. Il était pressé, il est parti, après s'être assuré d'avoir suffisamment déversé d'injonctions.
 
Quand ils sont arrivés, gyrophares, lampes de poche, vestes phosphorescentes, je me suis tournée vers la fille pour la remercier. Je ne voulais pas lui faire perdre davantage de temps et naturellement j'ai oublié de lui rendre le gilet. La route, je l'ai déjà remarqué, fait régulièrement apparaître des anges.
Ils se sont dirigés vers la direction que je leur ai indiquée. On voyait leurs torches danser dans l'obscurité, mes clignotants infatigables illuminaient des branches. Il y a eu un coup de feu, une explosion cruelle et noire. J'ai levé la tête dans cette direction : derrière les cimes, le ciel dense déversait des milliers d'étoiles. 

Les bêtes sont inconscientes du danger, elles sont aimantées par les points d'eau. Dans cette région forestière, pour atteindre le lac, elles cabriolent par-dessus la nationale. Elles foncent vers les phares avec une tragique innocence. 

Le pire, c'est ce film qui se déroule, qu'on voudrait pouvoir rembobiner. Le pire, c'est ce sentiment total d'impuissance. Le pire, c'est que, n'en déplaise aux donneurs de leçons, il n'y a pas de morale à tirer. Il y a seulement matière à vivre et à éprouver.
Sur le moment, on assure. On tend les papiers, on souffle, on répond, on signe. On affirme que si, si, tout va bien. C'est après, en reprenant le volant qu'on sent ses genoux, ses larmes, ses tremblements. Un séisme vous déferle dessus, tristesse, colère, fatigue, découragement, on se dit qu'à trente secondes près, vingt, dix peut-être, il s'en tirait. On a peur, on a peur, on est transi de peur et de froid, tandis que les étoiles impassibles contemplent les dégâts. 

8 commentaires:

  1. Oh. Ma chère Dad! C'est une triste histoire que tu nous racontes aujourd'hui dans ton billet. Mais, mais, même si je sais que cela ne va pas te consoler entièrement, heureusement que tu n'as rien eu. Et j'espère que la voiture n'est pas trop cabossée. Quant à la bête, il est mieux pour elle qu'elle ait été achevée, même si c'est triste.

    Et puis, tu as rencontré un ange qui a pris soin de toi. Quant à celui qui est aimé de Jésus, ce n'est qu'un imbécile... vraiment.

    Je t'embrasse.

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    1. Hélas, ce genre d'accidents sont fréquents dans la région. Je ne te raconte pas les sangliers, bêtes dures à cuire, qui déversent leur sang sur la chaussée et que tu ne peux pas approcher. On a beau se dire qu'on n'aurait rien pu faire pour éviter, c'est violent. L'idée de cette pauvre bête en train d'agoniser le temps que les gendarmes n'arrivent me déchirait le cœur. Et le pire, c'est que dans la nuit tu ne vois rien. Le chevreuil est arrivé par la gauche est s'est encastré dans mon aile. Après, je me suis mise à sa place : ils ne voient que les phares, ils ne peuvent pas identifier le danger.
      Ma voiture a morflé, elle est irréparable, car on ne trouve plus de pièces de rechange pour des dames de son âge. elle continue cahin caha.
      L'ange était merveilleuse : il y a vraiment de très belles personnes. Quant à l'autre automobiliste, je me passerai de commentaire. Bonne après-midi! Ici il neige dru, tout est devenu blanc en un instant.

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    2. Recoucou. J'étais passagère, il y a quelques années de cela. Une biche a traversé la route, nous avons pu l'éviter à temps... seulement, le petit suivait derrière et là, nous n'avons rien pu faire. Je me rappelle avoir appelé mon père car je ne savais pas quoi faire. Et finalement, il a appelé le garde-chasse qui est venu pour mettre fin aux souffrances de la pauvre bête. Je me rappelle des yeux de l'animal qui me regardait. J'en ai pleuré pendant des jours. Mais tu sais, il y a un paradis pour les animaux. C'est ce que m'avais dit une fois ma Maman quand le chat que nous avions avait été mené chez le vétérinaire. Elle m'avait dit ceci: "Barbidou est maintenant... au paradis des chats...".
      J'en suis sûre. Bisous.
      Ici, la neige est tombée abondamment. J'ai eu de la peine à remonter dans mes alpages. Et j'ai même croisé un crétin qui s'amusait à conduire en descendant... en tenant son natel devant le volant... je pense que le crétin filmait. Il y a vraiment des c.... partout!

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    3. Assister à la mort d'un bambi doit être une chose affreuse. Je comprends tes torrents de larmes.
      Quant à ton automobiliste cinéaste, la route est déjà assez compliquée à gérer, entre les intempéries et les imprévus naturels, si en plus certains se mettent à filmer la neige qui tombe... difficile de comprendre l'inconscience de certains. Chère Dédé, profite de cette belle soirée d'hiver, sur tes montagnes, une temps à fondue un temps à flambées!

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  2. Est-ce que tu as vécu cette histoire, Dad, ou bien est-ce le résumé ou extrait d'un livre ? Dis nous.
    La lecture m'a fait frissonner...

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  3. J'ai hélas vécu cette histoire. Dans la région, ce sont des événements relativement courants. En Suisse, ai-je appris, 20'000 animaux meurent sur les routes chaque année. Bien sûr, il s'agit d'être attentifs, mais dans la nuit, les chevreuils bondissent et tu ne vois rien. Tu entends seulement le choc.
    Le pire, c'est quand les gendarmes m'ont demandé si... je voulais emporter la bête. Il semblerait que des gens en profitent pour manger ensuite le gibier gratuitement...
    Je me suis empressée de reconduire dès le lendemain, pour ne pas rester sur un traumatisme. J'ai remarqué que j'avais des réflexes de freinage au moindre oiseau, au moindre mouvement sur les bas-côtés. Je n'ose imaginer ce que vivent les gens responsables d'accident sur les humains.
    Merci de ton message et bonne fin d'après-midi.

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    1. Cela ne m'est jamais arrivé, mais à mon mari, oui. Il y a quelques années, un chevreuil a bondi devant la voiture, brisant le pare-brise, mais, sûrement blessé, il a continué sa course. La voiture, bien sûr, avait été sacrément amochée.
      Le joli côté de ton histoire à toi, c'est cette fille, cet ange, qui s'est trouvée sur ton chemin.
      Quant à l'autre, il vaut mieux l'oublier...
      Tu as bien fait de t'empresser de reconduire, mais pendant quelques temps, oui, tu auras ce réflexe de freinage au moindre petit animal que tu apercevras.
      Bon après-midi, Dad. Je t'embrasse.

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  4. Cette expérience m'a rendue plus attentive à la solidarité sur la route : s'arrêter pour demander si les gens ont besoin d'aide, ça peut être très utile. Quant à ne pas rester sur un trauma, c'est impératif. Sinon, tu tends à éviter et ta zone de confort tend à diminuer. Belle soirée!

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