mercredi 11 décembre 2019

Vivre : les défaillances de l'amitié


Étude pour Sif dans le "Banquet d'Aegir" / Constantin Hansen / Glyptothek / Copenhague

C'est en regardant son train quitter le quai que j'ai réalisé qu'on venait de se louper, malgré toutes les minutes, tous les moments que nous venions de passer ensemble. Nous avions parlé, beaucoup parlé, mais nous ne nous étions rien dit.
Je m'en suis voulue. Je m'en suis voulue de n'avoir pas été suffisamment présente. D'avoir pris pour de l'indifférence son regard distrait sur le lac majestueusement illuminé, pour de la négligence sa manière de ranger les douceurs que je lui avais apportées, pour  un manque d'enthousiasme ses commentaires plats concernant l'enfant annoncé pour février.
Peut-être que toute sa gestuelle, toutes ses précautions, toutes les phrases qu'elle parvenait difficilement à terminer exprimaient sa fatigue. Sans doute, se sentait-elle épuisée à l'idée de devoir rentrer, de devoir retourner discuter et se confronter encore et encore à cette situation pourrie qui ne cessait de la miner.
Elle avait tourné autour du pot. Elle avait parlé de son fils qui allait devenir père. Elle avait parlé de sa tante qui serait bientôt centenaire. Elle avait parlé des films qu'elle était allée voir. Mais elle n'avait rien dit de l'essentiel, de ce qui la tourmentait, ce qui la vissait au sol, l'empêchait de voler, l'empêchait de créer : elle n'avait pas parlé de cet homme avec lequel elle continuait de vivre, qu'elle semblait ne plus aimer et qui apparemment n'éprouvait plus d'amour pour elle depuis des années. Sur lui, aucun mot n'avait été prononé. Oui, elle avait tourné autour du pot et je l'avais laissée faire. 
En regardant le train s'éloigner, je me suis surprise faillible (pour tout dire : faible) en matière d'amitié. J'aurais voulu la rattraper et lui demander de me raconter. Non pas me raconter sa relation  à cet homme, que je n'ai jamais vraiment comprise, une relation complexe, lourde, emberlificotée, mais simplement lui demander et l'écouter répondre à ces questions : lui arrivait-il encore de peindre et de dessiner ? réalisait-elle encore ses grands collages pastels ? quelles étaient actuellement ses techniques préférées ? quelles étaient les couleurs qui la tentaient ? 
Oui, tandis que le soleil se couchait, dans la froidure du quai, j'ai réalisé que je l'avais laissée partir sans avoir su prononcer les questions qui comptaient.
 

9 commentaires:

  1. Coucou ma Dad. Souvent, c'est après qu'on se dit qu'on aurait pu faire différemment. Mais il n'est jamais trop tard pour décider de quelque chose à faire ou à dire pour dépasser ce que tu ressens.

    Tu n'as pas à t'en vouloir. Il me semble que ce n'est pas la première fois que tu parles de cette femme qui vit une relation tellement inégale avec son homme et qui en souffre apparemment depuis des années. Elle n'arrive pas à en parler. Et elle fait tout pour ne pas en parler. Du coup, toi, en face, tu ne sais pas comment faire et c'est bien légitime. Mais tu es là, même si le train l'a ramenée chez elle et vers tous ses soucis.

    Il me semble que tu crées toi aussi. Alors pourquoi ne pas utiliser le biais artistique pour lui faire passer un petit message, lui dire que tu penses à elle? Un autre moyen de communiquer, moins évident au premier abord mais qui pourrait déjà lui dire que tu es là, malgré tout.

    On a le droit d'être faible, même en amitié. Mais surtout, il faut se dire que rien ne sert de forcer les paroles de l'autre. L'amitié est bien plus forte que cela. Non?

    Bises alpines du soir.

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    1. Oui, chère Dédé, tu as dit une vérité fondamentale : on ne peut rien forcer chez l'autre. Oui, aussi, le biais artistique est important : je pense que je vais proposer à cette amie d'aller voir ensemble l'expo en cours à la fondation Beyeler. Rien de tel qu'une balade parmi des œuvres d'art pour partager, échanger et éventuellement parler de soi. De plus, j'adore cet endroit, chaque fois que j'y vais j'en sors stimulée, ça me fera un grand plaisir d'y aller.
      Chère dédé, demain je penserai fort à toi, tu seras soulagée quand cette étape sera derrière toi. Je croise les doigts. Passe une bonne soirée et une douce nuit.

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  2. Parfois , quand nous écoutons l’ami qui est dans le pétrin, qui ne s’en sort pas, qui coule, qui pleure, la tentation immédiate, et c’est un instinct de vie, c’est de passer à l’action, de trouver des solutions. Et quand il n’y a pas de solution ? Eh bien, l’ami dans le bien, quand j’essaie de me le représenter, c’est de larges bras ouverts qui accueillent l’autre tel qu’il est et nourrit pour lui un amour inconditionnel. Il aime sans condition : « Je t’aime sans que tu aies besoin de faire quoi que ce soit »
    Alexandre Jolien dans Petit traité de l’abandon (fin page 23)

    Alors je ne crois pas que tu faillit, car tu l'as accueillit à bras ouvert et c'est ce qui compte

    :-)

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    1. Cette phrase d'A. Jollien est parfaite dans ce cas. Vraiment.
      Tu sais que je suis prudente en matière de bouquins de développement personnel : on trouve dans ces rayons tout et n'importe quoi. Je me retrouve souvent hilare ou consternée devant la quantité d'ouvrages qui paraissent. Les titres sont souvent à l'impératif : "devenez", "réussissez", "soyez", comme s'il s'agissait de suivre des recettes de cuisine. Si cette littérature cartonne, c'est qu'elle répond à un réel besoin (manque de repères, désarroi et stress divers) et qu'elle occupe un créneau que ni la famille, ni l'école, ni la médecine, ni les liens sociaux ne sont en mesure d'assurer. Souvent, les livres sont des copiés-collés de best-sellers précédents. Au mieux, des recettes de grand-mère éprouvées, de la sagesse populaire remise au goût du jour. Il est difficile d'en trouver de sérieux, de fiables.
      En ce qui concerne A.J. j'ai eu l'occasion de l'écouter tout à fait par hasard dans un centre où j'étais en formation. Je voulais juger par moi-même, en dehors des interviews, des passages médiatiques. Eh bien, le monsieur m'a convaincue : je l'ai trouvé sincère, en adéquation avec ce qu'il écrit. Il cite énormément, mais judicieusement. Il parle de son expérience. Je crois qu'il peut aider pas mal de gens. Comme avec cette phrase que tu m'as donnée ici à bon escient.
      En amitié : ouvrir les bras et ne jamais juger.
      Merci, Pascal, je te souhaite une excellente journée!

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    2. Alexandre Jolien et André comte-Sponville sont mes deux philosophes préféré ;-)

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  3. Excellente idée la fondation beyeler! J'adore aussi cet endroit. Quant à demain, c'est à 10h00. Je suis prête. Merci encore de tes précieux conseils. Bisous de bonne nuit.

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    1. 10 heures, dis-tu ? Bien, je programme mon pourvoyeur d'ondes positives pour ce moment-là, direction sud-est, et... que les vents te soient favorables!

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  4. Même avec nos amis les plus proches, il nous arrive parfois d'avoir des rendez-vous manqués, de parler de tout et de rien, mais omettre de parler de ce qui nous touche au plus profond de nous. Par peur d'être indiscrète peut-être, de mettre l'autre mal à l'aise, de ne pas être comprise, d'être jugée, il peut y avoir plein de raisons. Cela m'est arrivé parfois avec ma meilleure amie, mon amie d'enfance, de me dire en rentrant chez moi : mais qu'avons-nous partagé de personnel aujourd'hui ? Rien, rien du tout. Et puis lors de notre rencontre suivante, par contre, nous avons eu un vrai et bel échange. C'est ainsi, il ne faut pas avoir de regrets. Avec ton amie, ce n'était sans doute pas le bon jour. Mais je comprends ton ressenti.

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    1. Oh Françoise, je suis très touchée par ce commentaire sensible. J'ai depuis la semaine dernière échangé des mails avec cette amie, très proche. Comme le chantait Brel : "... mais, voir un ami pleurer..." c'est se sentir passablement impuissant. Mais comme tu le dis : il y a des hauts et des bas dans la communication. ça ne peut pas être au top à chaque fois. Belle après-midi.

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