C'est parce qu'elles ne font que passer qu'elles sont tellement "Choses précieuses". Et qu'il importe d'en rendre compte, de trouver un moyen, aussi ténu et fragile soit-il, de les fixer, dans le souffle de leur passage - dans sa déchirante beauté. p.16
Cet été, j'avais brièvement évoqué le dernier livre de Chantal Thomas ICI . "Café Vivre. Chroniques en passant" se parcourt de manière ludique et aisée. Il peut se découvrir par diverses entrées et en pièces détachées, puisqu'il est constitué de 48 chroniques livrées au journal Sud-Ouest entre 2014 et 2018. Elles ont toutes la même longueur : trois pages, à une ou deux lignes près. Le lecteur peut donc circuler en toute liberté dans cet ouvrage où se déploie la grande érudition de l'auteure.
Les sujet sont variés, et le plus souvent sans rapport direct avec l'actualité. La lecture en est à la fois fluide et très instructive. On y apprend une multitude de choses : sur Richelieu (le maréchal, pas le cardinal), sur la relation (malheureuse s'il en est) entre Descartes et Christine de Suède, sur les maisons d'écrivains, et surtout Malagar. On y croise des poètes et des artistes, vivants ou décédés, entre autres David Hockney, Patti Smith, Hugo Pratt ou l'incontournable Nicolas Bouvier. Sans oublier la figure tutélaire de Roland Barthes très présent, tellement présent qu'on le croirait encore vivant. Où qu'elle se trouve, l'écrivaine et philosophe a un fort sens de l'observation et elle est admirablement douée pour la description. Elle sait rendre intéressants tous les lieux, les personnages, les atmosphères qu'elle est amenée à fréquenter Avec elle, on voyage, on voyage vraiment. Elle pourrait donner à toute personne qui n'en serait pas pourvue le goût de l'aventure. Une aventure qui, si elle nous entraîne souvent à New-York (une ville que l'auteure semble chérir entre toutes) et au Japon, peut aussi se trouver au coin de la rue, à Paris ou Arcachon, bord de mer tendrement décrit.
Le livre parle donc de voyages, au sens large, à savoir : la faculté de bouger, dans sa tête, dans l'espace, dans le monde de la culture. Il répond à un besoin impérieux en ces temps tourmentés : celui d'élargir sa pensée et de faire place aux découvertes. Il nous aide à ouvrir les yeux, nous invite à devenir curieux.
Cet ouvrage nécessaire a cependant quelques défauts : la longueur imposée des chroniques donne parfois le mal de mer, car les chapitres peuvent s'achever de manière quelque peu abrupte. On sent que l'écrivaine s'efforce parfois de se formater aux besoins du journal qui l'a mandatée et à ses abonnés (certains billets sont un rien consensuels). Qu'importe ! Une fois le livre librement parcouru (j'ai réalisé à la fin que j'avais lu trois fois la chronique "Café Nerval" et que j'avais escamoté celle de "Sade irréductible"), on se sent des envies d'approfondir certaines invitations et d'aller défricher à loisir au pays de la connaissance.
Pour conclure, deux extraits concernant ce que représente la lecture en matière de voyage intérieur:
... tout notre mode de vie (le rythme pressé et chaotique, la domination de l'image, l'obsession du téléphone mobile avec son registre incessant d'interruptions et de distractions) est ennemi de la lecture et va à l'encontre de ce temps illimité, rêveur, de cet étrange voyage immobile auquel elle invite. Par un déclic magique, celui ou celle qui lit échappe au contexte immédiat, se soustrait à l'emprise du dehors, de la réponse exigée, de l'obligation soi-disant urgente, et même peut réussir à s'abstraire de l'angoisse d'une attente ou de la prison de la douleur. Quelques mots, quelques phrases et, si le charme opère, le lecteur se trouve transporté ailleurs - qu'il s'agisse d'un univers romanesque, de la plongée dans un monde différent, ou de l'approche intellectuelle de nouvelles idées et de la chance d'enrichir sa vision. Un des traits du charme opéré par le livre est qu'il agit secrètement, loin du bruit. p.80
Nos livres ou nos auteurs d'élection ont la particularité de posséder une richesse qui grandit avec nos propres expériences. A propos de Middelmarch (autre roman de George Eliot) Mona Ozouf écrit qu'il est devenu un de ses livres de chevet, "un de ceux qui se tiennent à portée de main de l'insomnie et dont les pages s'ouvrent toutes seules sur les mots réparateurs". Tel est peut-être le secret du charme qui nous lie pour la vie à nos livres fétiches et à nos livres de chevet : qu'ils nous incitent à tout briser ou bien à approfondir un sens de la continuité, ils détiennent les mots qui nous sauvent. pp. 185-186
Que rajouter! Tout est dit par Chantal Thomas dans ces deux paragraphes synthétiques sur les bienfaits de la lecture: plaisir, ouverture aux autres et à soi, réparation, résilience, etc...
RépondreSupprimerCerise sur le gâteau: la référence à la lumineuse Mona Ozouf.
Belle journée.
et... référence aussi à George Eliot! comme je n'ai encore rien lu d'elle, je vais m'empresser de me procurer "Middelmarch" et je m'en réjouis d'avance! Belle soirée.
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