jeudi 29 octobre 2020

Vivre : emmener vers demain

 
Comédien et enfant / Pablo Picasso /The National Museum of Art / Osaka
 
Ai tendu l'oreille l'autre jour à l'émission "Les pieds sur terre" intitulée "Un prof pour la vie". Des gens y parlaient des enseignants qui avaient eu une influence décisive sur leur existence, qui non seulement avaient su les aider, mais les avaient véritablement sauvés en leur permettant de prendre confiance en leur pas.
Tandis que j'écoutais, deux ou trois personnalités lumineuses se sont imposées à ma mémoire, dont la plus marquante était Mme G. Mme G. avec sa mise en pli et son visage ridé. Mme G. proche de la retraite. Mme G. terriblement sévère. Mme G. qui n'hésitait pas à me sanctionner quand mon comportement laissait à désirer (je devais être je crois un peu rebelle parce que, durant les deux années où elle a été ma maîtresse, Mme G. n'a jamais eu l'occasion de me mettre une bonne note en conduite, avec une petite étoile collée juste à côté. Je suis allée relire les livrets : "babil" "ne doit pas dire" ou "doit apprendre à respecter"). Mme G. ne plaisantait pas avec la discipline (et probablement qu'avec moi, elle a eu un peu de fil à retordre). Mais il faut mettre au crédit de Mme G. qu'elle n'avait aucun chouchou. Ce n'était pas une maîtresse à bouquets de fleurs, à risettes ou à révérences.
Mme G. m'a appris à être intransigeante avec moi-même, à respecter les règles (du moins celles qui concernaient la grammaire et l'orthographe), à penser droit, à aimer lire tous les livres qu'elle disposait au fond de la classe pour que nous puissions les emprunter. Elle ne voulait pas savoir si je faisais partie des enfants de migrants, si ma maison était isolée loin, très loin du quartier, si mes parents étaient quasi analphabètes ou si je n'avais pas d'appui pour mes devoirs. Elle voulait seulement que je ne fasse pas de fautes. Elle exigeait de moi ce qu'elle exigeait de tous les enfants, sans faire de différences, et ça m'a sauvé la mise.
Un jour, ma mère est allée la voir. Elle était inquiète car deux mamans du quartier l'avaient apostrophée : "Votre fille, c'est pas normal. Elle est trop intelligente. Vous devriez l'emmener voir un psychologue." Mme G. a réglé la question d'un mot. Elle a prononcé "Sottises!" d'un ton sec. "Votre fille travaille bien et il faut qu'elle continue de travailler." Point.
Ma pauvre mère était très jeune. Et très démunie. Elle ne trouvait pas ses mots en français. Elle craignait toujours de se tromper, de faire des faux pas dans ce pays d'accueil pas vraiment accueillant.  Elle ne pouvait pas s'imaginer (même si elle en faisait tous les jours l'amère expérience) l'étendue de la xénophobie dans ce quartier populaire en marge duquel nous vivions. Un quartier où l'on votait massivement en faveur de partis prônant "la régulation de la main-d’œuvre étrangère" et pour lesquels un bon étranger laisse au pays femme et enfants. Qu'une fille d'immigrés, censés faire le ménage ou travailler sur des chantiers, obtienne des "zéro faute" en dictée ou reçoive la meilleure note en composition, ça devait probablement les faire rager, les dames en question. Ça n'était pas normal, ça sortait de leur cadre. Du coup, effectivement, l'enfant concerné devait aller consulter. Heureusement, le cadre de Mme G. prévoyait bien des punitions et des remontrances, mais certainement pas l'exclusion des capacités et des compétences. 
Mme G. doit avoir quitté ce monde depuis fort longtemps. En regardant le ciel (très souvent dégagé ici) il me semble certaines nuits percevoir une étoile, émettant une lumière constante et ciblée, et qui luit de manière désapprobatrice, naturellement, quand elle me voit traiter avec désinvolture les accords de mes participes passés.

 

 

6 commentaires:

  1. Quel vibrant hommage à votre institutrice magnifié par la main protectrice de l'adulte emmenant l'enfant vers un destin confiant! Magnifique tableau.
    Comme vous, je voue une grande reconnaissance à certain(e)s de mes institutrices ou professeurs dont mon Professeur de Philo venu de son lointain Liban qui m'ont donné le goût des lettres et ont aidé à ce que je suis aujourd'hui.
    A vous lire je ne peux m'empêcher de penser à Mme Oliviero, institutrice d'Elena dans l'amie prodigieuse d'Elena Ferrante mais surtout à l'émouvante lettre à Monsieur Germain, son instituteur,écrite par Albert Camus lors de la remise du prix Nobel de littérature.
    Une belle pensée aujourd'hui pour mon Père, enseignant lui-même, et, si vous permettez, pour votre Mère.
    Merci pour ce billet qui fait du bien au milieu d'événements très perturbants.
    Belle fin de journée

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Magnifique tableau, oui, quand Picasso était bleu, était rose, était triste et malheureux. Je trouve que cela lui allait bien. Quand il a commencé à faire du Picasso, trop de Picasso, et trop de Picassos, je l'ai moins apprécié.
      Oui, dans une vie, il y a des adultes qui nous ouvrent un chemin, qui croient en nous, nous prennent pour ce que nous sommes et pas pour ce qu'ils voudraient que nous devenions, et, qu'ils soient parents, amis ou enseignants, ils comptent énormément. Et ce qui est curieux, c'est que parfois il n'y a pas besoin de beaucoup, il suffit d'un regard, d'une phrase pour faire basculer les choses dans un sens ou comme dans l'autre.
      Camus et son instituteur M. Germain... ce qu'écrit à son tour l'enseignant est très beau. On y sent le regard positif et les attentes portées sur l'enfant. On y lit aussi la difficulté d'être à sa place et de faire son métier selon ses propres valeurs.
      Oui. Aujourd'hui les événements ont été très perturbants. Éprouvants. Dur dur de garder les yeux sur la flamme et ne pas se laisser atteindre par l'obscurité. Malgré tout : Belle et lumineuse soirée.

      Supprimer
  2. À travers ce bel hommage, ce sont tous les enseignants dignes de ce nom qui s'en trouvent honorés alors que l'un d'entre eux vient de se faire égorger par un être humain qui malheureusement n'a sans doute pas eu la chance de croiser une Madame G sur le court chemin de sa vie.
    Une pensée aussi pour ta maman et pour toi-même qui as su recevoir les leçons d'humanité de cette maîtresse qui a su voir tout le potentiel que cette petite indisciplinée portait en elle.
    Je regarderai cette étoile lumineuse autrement puisqu'elle participe présent.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Aux enseignants incombe un rôle énorme : donner une chance de développement à chaque potentiel et ouvrir la porte aux possibles, mais aussi protéger certaines valeurs fondamentales : celles qui concernent la vie en société. Je ne sais pas si tous sont à la hauteur ou si tous sont conscients de cette tâche, mais elle les appelle et quand ils l'appliquent, cette noble tâche, leur importance est capitale.
      Les gens qui nous ont acceptés et soutenus, morts ou vivants, sont tous au participe présent (ce qui facilite quand même l'orthographe et réduit passablement les fautes... on est bien d'accord!)

      Supprimer
  3. Je n’ai pas de souvenirs lumineux de professeurs comme ceux décrit dans ce post. Certes certains étaient plus attentifs que d’autres et veillaient sur leurs élèvent et sur leur évolution. Je me souviens surtout des sélections entre les différents niveaux, des pleurs lorsque l’aiguillage amenait ailleurs qu’au lycée. Moi, je n’avais tout simplement pas le droit à l’erreur, à l’échec. Mes parents ouvriers voulaient que je sorte de ce monde et que je fasse des études : cours d’appui, lecture imposée par ma mère (dix pages par semaine), moi qui détestais lire et qui était nul en orthographe. Le jour où mon père entendit au téléphone l’orientatrice professionnelle lui annoncer que j’étais fait pour être bûcheron, mais en tout cas pas pour le lycée, je n’aurais pas voulu être à sa place. Bref, quelques années de lycée et d’université plus tard, je pense qu’il devait manquer quelques bûcherons dans la région… En ce qui concerne la lecture, plus ma mère et l’institutrice me forcèrent à lire mes dix pages par semaines, moins j’avais envie de lire, et ce jusqu’au jour où, je vis par hasard le livre de Ben-Hur dans la bibliothèque de classe, celle qui se trouvait dans l’armoire au fond de la salle. Ensuite, il fallait me retenir et m’appeler pour déjeuner tellement j’étais absorbé par la lecture. Les choses changent et l’orientation des aiguillages n’est pas prévisible.

    Gaspard

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah! La question des regards et des attentes! Certes, les enseignants ont leur rôle à jouer là-dedans, mais je crois que c'est tout le système social qui est concerné. Cinquante ans après leurs "Héritiers", Bourdieu et Passeron restent toujours d'actualité. On croirait que les choses ont pu changer, mais je crains que ce ne soit pas véritablement le cas. La reproduction sociale se porte bien, malgré la démocratisation des études... qui n'est peut-être que relative. Plus de jeunes accèdent au bac et à l'université, mais au final ce seront les plus armés par leur milieu d'origine qui parviendront aux postes à responsabilité ou aux carrières les plus prestigieuses (grâce à leur réseau, aux codes acquis dès l'enfance, aux possibilités d'accéder à des formations post-grade (chères pour qui a dû faire des sacrifices en arrivant jusqu'au master) et... leurs pistons, parfois. L'ascenseur social monte rarement jusque tout en haut de l'immeuble! Et peut-être que ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est de croire en soi, d'aller de l'avant, de suivre sa pente pourvu que ce soit en montant (comme le disait si bien Gide). De rester curieux et d'avoir toujours le goût d'apprendre.
      Quant à aimer lire, je crois que ça arrive dès qu'on tombe sur le livre dont on a besoin. Belle soirée, Gaspard!

      Supprimer