vendredi 22 janvier 2021

Lire : le voyage des années

 

 
J'apprécie depuis longtemps Laure Adler, qui représente pour moi moins la philosophe et la biographe douée que la précieuse voix du soir, rendez-vous quotidien, arrivant à l'heure bleue, et qui auparavant aimait se focusser sur toutes sortes de hors-champs. J'aime son ton particulier, ses questions qui induisent la confidence, sa manière de dire aux invités "nous vous aimons pour...", "vous nous avez éblouis quand vous avez...", comme si elle parlait en notre nom, connaissant nos goûts sans nous avoir consultés.  
Avec ce livre, elle s'est lancée dans une longue réflexion sur la vieillesse en ce début de XXIe siècle, une enquête qui lui a demandé près de quatre ans, menée au pays de la culture, des EHPAD et de ses amis vieillissants. Elle y raconte moult anecdotes pour dire ce que c'est que "prendre de l'âge", fournit les exemples de gens connus, vivants ou décédés, recourt à la pensée de philosophes, à des phrases de poètes. Elle se confie aussi, à propos de sa propre expérience de (jeune) septuagénaire.
L'ouvrage se laisse lire aisément, entre témoignages, citations philosophiques et analyses sociologiques. L'auteure a l'habitude de rédiger et sait raconter sans ennuyer, au moyen de chapitres courts et de paragraphes efficaces. On y trouve des réflexions qui nous ont traversé plusieurs fois l'esprit et suffisamment de sujets consensuels pour intéresser un vaste public (le coût des EHPAD, le personnel admirable mais très mal payé, l’État qui n'en fait pas assez, l'injustice de l'exclusion progressive, etc etc). 

On se demande à qui s'adresse ce livre. Aux jeunes, à ceux qui ne sont pas encore des "vieux", ni des "séniors", afin de leur permettre de comprendre la réalité de leurs aînés ? Aux gens plus matures, qui s'apprêtent à entrer dans "l'aventure" du vieillissement ? Aux vieux, aux carrément vieux, pour qu'ils se retrouvent dans les réalités décrites et les problèmes relevés, qu'ils y rencontrent un avocat digne de les représenter ?
 
La critique principale que j'aurais envers ce voyage de nuit dans lequel le lecteur est embarqué est de présenter les "vieux" sans tenir compte de leur ancrage social. Car il n'y a pas "une" vieillesse, de même qu'il n'y a pas "une" jeunesse. On est jeune et on est vieux en fonction de la classe sociale à laquelle on appartient. On ne vieillit pas de la même manière selon les moyens financiers, intellectuels, relationnels qui sont à notre disposition. 

Le problème... c'est que l'on referme le bouquin avec une certaine frustration, l'impression de se retrouver certes un peu plus cultivés, un peu plus stimulés à réfléchir, mais pas sûrs d'avoir été invités à penser le vieillissement de manière globale, tant sur le plan socio-politique que sur le plan éthique.
 
On se demande ainsi à quoi sert un regard qui divise la société en strates, séparées par les tranches d'âge, par les spécificités. Ce livre constitue une investigation tous azimuts, mais ne fournit pas de clefs pour penser global. Si on le lit pour chercher comment se positionner soi-même face à son inévitable vieillissement (attendu que vieillir est un privilège, puisque c'est le seul moyen qu'on ait trouvé pour ne pas mourir), on reste sur sa faim. En aucun moment, il n'est question de la composition de cet âge, appelé "vieillesse". Quand est-il censé commencer ? Faut-il inclure dans la même catégorie un alerte septuagénaire et un vieillard grabataire ? Qu'est-ce qui définit la "vieillesse"? La dépendance ? L'impotence ? La perte de moyens physiques ou financiers ? La restriction des relations sociales ? L'inaptitude à se projeter dans un avenir et l'impossible sentiment d'avoir prise sur celui-ci ? La faculté ou non d'apprentissage et de curiosité ?

A traverser avec L.A. le territoire du vieillissement on en vient à se demander : est-il si facile d'être jeune aujourd'hui ? Par exemple, de se trouver étudiant, face à un avenir aux perspectives bouchées ? Ou quadra, devant se battre à la fois sur le front de l'emploi et de toutes sortes d'exigences familiales ? Ou encore quinquagénaire, luttant pour garder sa place, face à une compétition orchestrée et sans pitié ? Sans parler des migrants, des exclus en tous genres ? Une analyse doit-elle être ciblée sur tel ou tel groupe social? La recherche d'une société plus juste ne devrait-elle pas plutôt  concerner l'ensemble de ses membres, lesquels doivent tous être reconnus et intégrés ? La réflexion sur les étapes de la vie ne doit-elle pas être systémique dans un monde où tout et tous sont portés à être chosifiés, utilisés et finalement débarqués?
 
Il y a longtemps, Christiane Singer avait écrit un livre, plus orienté vers la spiritualité, qui s'intitulait "Les âges de la vie". Elle y retraçait les différentes périodes qu'un être humain est amené à traverser au cours de son existence, en montrant le sens que constitue ce cheminement. On existe dans le désir de ses parents, bien avant d'arriver au monde, et notre avancée jusqu'à notre dernier souffle est une trajectoire naturelle, contre laquelle il ne s'agit pas de lutter, mais qu'il s'agit d'expérimenter intensément, suivant chacune des étapes nécessaires et fondatrices qui la composent. Bref, elle offrait une vision globale de la vie, destinée à un être unifié.

Au terme de ma lecture,, j'aurais voulu m'adresser à l'auteure, en lui disant (la paraphrasant un peu) : "Laure, vous vous êtes donné de la peine, merci pour ce livre construit et cultivé, mais, s'il vous plait, approfondissez, votre copie est un peu fourre-tout, un peu bâclée." J'aurais voulu aussi lui rappeler ces mots de Bourdieu, que L.A. admire et dont la pensée est toujours d'actualité. Rappelant que la "jeunesse" n'est qu'un mot  et que les divisions entre les âges sont arbitraires, le sociologue affirmait :

Ce que je veux rappeler c'est que la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données, mais sont construites socialement dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Les rapports entre l'âge biologique et l'âge sociologique sont très complexes. ("La "jeunesse" n'est qu'un mot" / Entretien avec A.M. Métailler, paru dans "Les jeunes et le premier emploi", Paris, Ass. des âges, 1978, p. 520-530)

On rêverait de penser à notre vie comme à un tout, un passage précieux et cohérent, une traversée offerte, parsemée de découvertes et d'embûches, un voyage avec ses particularités et ses luttes pour en affirmer sans cesse les richesses jusqu'au tout dernier moment.
 


 

2 commentaires:

  1. J’ai aimé le livre de Laure Adler,tour à tour, émouvant, grave ou plein d’humour. La ”voyageuse de nuit” est, pour moi, une ode à la vieillesse, une élégie douce-amère, une prise de conscience, peut-être, engendrée par la mort de son Père et par le ”placement” de sa Mère en Institution. En aucun cas, une étude ou une volonté sociologique.
    Ce livre est un carnet de voyage dans un pays où nous irons tous un jour et qui nous est plus ou moins étranger à la manière d’Aragon, un état des lieux lucide s’adressant aux ”jeunes”.
    La voyageuse de nuit est un livre régénérant à un moment où la pandémie nous interroge entre autres sur les rapports de la jeunesse et des vieux. Un livre de réflexion, de saine colère, un livre optimiste car on ne souhaite qu’à toutes et tous de vieillir, de vieillir ”bien” montrant ainsi que l’on est vivant. La crainte n’est pas de vieillir mais de disparaître aux yeux des autres, d’être mis au rebus , d’être invisibles en quelque sorte, ostracisés par la société du jeunisme et de la performance.
    Aussi, s’il m’était donné de croiser L Adler, je lui dirais, si j’osais, merci. Merci de mettre en lumière les ”vieux” dont on peut constater la tristesse et l’abandon du plus grand nombre dans les Ehpad, pour en avoir fait la triste expérience.
    Bonne soirée.


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    1. Quand on évalue un livre, tout dépend peut-être de quel point de vue on le lit, plutôt analytique ou plutôt émotionnel.
      Sur le plan professionnel, ma dernière expérience a été consacrée au maintien à domicile de personnes malades ou âgées. Sur le plan familial, j'ai accompagné durant ses 5 dernières années ma mère lourdement atteinte dans sa santé physique et cognitive. D'abord à son domicile, ensuite dans divers hôpitaux, puis en home médicalisé. Je me prépare depuis longtemps - sans appartenir aux groupes dits à risque - à ma future vieillesse, me pose des questions sur le quand, le comment, le jusqu'où. J'interroge les questions de sens et surtout je ne conçois pas les "vieux" comme un groupe à part de la société. Je les vois en faire partie intégrante, nullement comme un groupe d'exclus (dans mon vécu professionnel et personnel, j'ai pu observer qu'on développe autant d'aides envers eux qu'envers d'autres populations fragilisées. Sachant qu'on peut toujours faire mieux, plus, dans tous les domaines).
      En lisant Laure Adler, j'ai donc retrouvé des descriptions, des réflexions auxquelles j'avais déjà été confrontée. Elle ne m'a pas paru apporter des idées neuves, mais avoir constitué un bon condensé de ce qu'on peut lire sur le sujet . Si ce n'est en revanche que son regard m'a semblé appartenir à une frange de la société bien particulière : bobo, intello, urbaine.
      De mon point de vue (je précise : mon point de vue) les problèmes sociaux / réalités sociales devraient être considérés de manière systèmique. Une société qui utilise les gens comme des Kleenex le fera autant avec son personnel hospitalier, qu'avec ses jeunes défavorisés, qu'avec ses vieux. Avec tout individu non apte à répondre à ses exigences de plus en plus normées.
      Ce livre, dont j'ai relevé les qualités, à mon avis, va cartonner et être un véritable succès de librairie. Il va être reçu avec bonheur par toute une tranche de lecteurs (plutôt séniors que jeunes, selon moi). Et tant mieux : j'ai toujours pensé qu'un bon livre est celui qui fait du bien à celui/ celle qui le lit. Je réalise pour ma part que j'ai besoin de témoignages qui, sur la base d'une société voulue plus humaine et plus solidaire, ne sectionnent pas les membres en tranches d'âge, ou en milieux sociaux, mais travaille à les intégrer tous et s'attache à les valoriser tous tels qu'ils sont.
      Cela dit, je vous souhaite une belle soirée.

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