lundi 18 janvier 2021

Vivre : l'invitée

 
Façade de la collection Lambert / Avignon
 
La femme parlait, parlait. A mesure que la soirée avançait, c'en devenait insupportable de l'entendre parler autant. Comment pouvait-on énoncer autant de banalités ? Ressasser autant de lieux communs année après année sans se rendre compte que les anecdotes se faisaient élimées à force d'avoir servi ? (C'est une voisine avec laquelle on partage pour l'essentiel un pommier, depuis douze ans, côté soleil levant). Mais le plus insupportable, de l'entrée au dessert, c'était l'attente : on avait ralenti, on s'était efforcé de manger lentement, tandis que les plats tiédissaient, et que les dernières bouchées devenaient carrément froides en dévalant le gosier, mais quelle qu'ait pu être la stratégie, il arrivait toujours un moment où notre assiette se révélait vide et il fallait alors patienter, avec un estomac frustré, attendre que la femme se décide enfin à progresser dans son histoire et dans sa déglutition. On ne savait plus trop à quel saint se vouer. On aurait voulu lui faire ravaler ses mots ou avaler ses nouilles. Ou les deux à la fois. Dans le reflet de la vitre, il était difficile de discerner l'heure inscrite sur le voyant numérique qui manifestement refusait de collaborer. Rien ne semblait avancer, ni l'histoire, ni le temps, ni la mastication.
A la fin, à la toute fin, heureusement, la femme a décliné l'offre d'un café. Elle a paru alors se rendre compte qu'elle venait d'avoir la dernière bouchée et le dernier mot (toutes les fois qu'on avait tenté de poser une question à son mari, elle l'avait coupé pour quelques indispensables précisions). Un ange est passé, puis un autre. Elle a soudain posé les yeux sur la table, comme si elle prenait conscience de l'endroit où elle se trouvait et elle a dit : J'espère ne pas avoir trop accaparé... ? Elle aurait sans doute eu besoin qu'on la contredise, qu'on lui affirme que pas du tout, c'était intéressant de connaître ses récits et toutes les opinions qu'elle avait énoncées. On a dit ce qu'on a pu, avec ce qu'il nous restait de politesse. On a maudit intérieurement les effets de l'isolement, la perte de repères, ces vannes trop longtemps réprimées qui se lâchent sans plus vouloir s'arrêter. On a pesté aussi contre ces efforts qu'on s'impose parfois envers des gens qui ne nous sont rien, avec lesquels on ne partage rien, si ce n'est un pommier et un repas, une fois par année. On a raccompagné la femme rassasiée en la priant de faire attention aux marches de l'escalier. Le ciel furieusement gris semblait gonflé de flocons, qui ne demandaient qu'à se déverser.
Ailleurs, le jour même, on a appris qu'un étudiant s'était défenestré de désespoir et de solitude. Parmi les effets collatéraux de la pandémie, toute la folie insidieuse qui fait son chemin, toute cette marée de mots et de besoins que certains ne savent comment partager ou ne peuvent évacuer...


2 commentaires:

  1. Il y a une heure environ,pendant cinquante minutes, une amie m’a fait part de sa peur du Covid sans que je ne puisse vraiment l’interrompre. Une manière de se libérer de ses angoisses.comment l’interrompre? Que dire surtout face à une personne déjà angoissée par nature.

    En dehors de la situation particulière que nous vivons, qui sont ces personnes parlant en boucle? N’est-ce pas le signe d’une réelle souffrance? Une allergie au silence? Une peur du vide? Une volonté d’être entendues, vues,reconnues. Manque de reconnaissance? Emprise sur l’autre? Etc....
    Que faire d’autre pour l’interlocuteur que d’écouter par correction? Mais surtout que faire face à des personnes régulièrement côtoyées pour faire cesser leurs logorrhée sans les blesser?
    Guère facile.
    Bien belle soirée à vous.

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  2. Face à une personne angoissée, amie ou seulement connaissance, offrir un cadre d'écoute, rassurant est sans doute la première et la seule chose à faire. On entre là dans une relation d'aide. Votre amie vous saura gré de votre présence.
    La pandémie, je crois, amplifie tous les problèmes préexistants. Les fragiles se retrouvent encore plus fragiles, les désaxés encore plus désaxés. L'extrême solitude de jeunes, d'étudiants privés de repères et d'entourage est poignante.
    La voisine invitée l'autre soir n'était nullement angoissée. Elle avait besoin d'imposer sa parole, d'affirmer que ce qu'elle avait à dire était plus important que la présence des autres convives. D'où cela lui vient-il ? Qui sait ? On connait tout de ses problèmes de santé, rien de ceux de son compagnon. R. dit qu'elle se montre curieuse envers les gens, mais jamais empathique. Ses enfants viennent très rarement lui rendre visite. Difficile pour une bavarde, faisant partie du public cible, maniant mal les connexions informatiques, de s'épancher. Faire cesser sa logorrhée sans la blesser, gros effort, et qu'en est-il de la réciprocité ? Jusqu'où faut-il ménager les gens qui se fichent de vous importuner ? Jusqu'où garde-t-on des relations basées sur la pitié ? Elle se retrouve isolée et le sera toujours plus. Peut-être comprendra-t-elle un jour quelque chose de son isolement. Sinon... elle se retrouvera à converser avec le pommier...
    Les bavards, je dois dire, m'intriguent. J'en ai connu très peu qui avaient qqch de vraiment intéressant à dire. Tous ces mots pour combler quel vide ?
    Sur cette vaste interrogation, je vous souhaite une très douce soirée.

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