mercredi 13 janvier 2021

Lire : un espace à soi

 


 Si nous ne pouvons pas, ne serait-ce qu'imaginer que nous sommes libres, nous vivons une existence qui ne nous convient pas.

Très vite, en lisant Le coût de la vie, on se sent en terre connue, comme si on rentrait chez soi. Très vite, curieusement, ce récit pour adultes reconduit aux livres de l'enfance dans lesquels on avait tant de plaisir à entrer. Extraordinaires souvenirs! Comme on aime lire durant l'enfance, combien on lit et on relit les livres que l'on a adoptés (ou qui nous ont adoptée, on ne sait jamais très bien). Je me sentais alors toujours en manque. Il n'y avait jamais suffisamment de livres pour satisfaire mes besoins. Mes parents n'en possédaient aucun.  Leur principale préoccupation était de disposer d'assez d'argent pour nous nourrir et nous habiller. La bibliothèque municipale n'autorisait l'emprunt que d'un roman et deux documentaires au maximum. Par la suite, j'ai découvert qu'en classe, on pouvait aussi prendre un livre et le ramener et en reprendre un autre jusqu'à épuisement du stock aligné au fond de la salle. Puis, j'ai appris qu'on pouvait demander un livre en cadeau, comme on demande une poupée. Et enfin, que si l'on avait bien travaillé durant toute l'année scolaire, on recevait en juin un prix lors d'une cérémonie officielle et que ce livre allait devenir un compagnon privilégié pendant les longues trop longues vacances d'été. Par quel mystère Le coût de la vie est-il venu me parler des bulles dans lesquelles mon enfance avait trouvé à se réfugier ? Me suis-je engouffrée dans ses pages avec la même fascination qu'autrefois ? Ai-je éprouvé à nouveau cette impulsion contradictoire de tendre vers la fin tout en ne voulant jamais y arriver ?
 
Le coût de la vie parle d'une femme en reconstruction après un mariage au long cours. Elle se trouve un appartement au sixième étage d'un immeuble victorien (pas vraiment confortable, pas vraiment bien chauffé, mais un logement bien à elle), elle se trouve aussi une vieille cabane pour y écrire (qu'elle partage avec un congélateur et les cendres d'une chienne), elle se trouve un vélo électrique pour garantir son autonomie et passe son temps à assurer sa vie matérielle comme dirait Duras, une écrivaine que Deborah Levy cite énormément. Le coût dont il est question, c'est le prix de la liberté.
Le coût de la vie est un livre que l'on parcourt comme une maison qu'on se sent sur le point d'acheter. On s'y intéresse à des choses très ordinaires, comme un poulet perdu sur une chaussée, écrasé sous une roue et qui fera un excellent souper assaisonné avec de l'ail et du citron. On s'intéresse à une voisine qui cherche à vous pourrir la vie pour tromper son insondable ennui. On s'intéresse au contenu d'un sac à main. A ce que disent les gens à la table d'à côté. Dans ce récit, comme dans la vie courante, il n'y a pas de hiérarchies : les objets quotidiens parlent incessamment de vécus intimes et de blessures secrètes.
Est-ce qu'un homme pourrait aimer lire ce livre "féministe" ? Difficile de savoir. Oui, si cet homme connaît la difficulté d'avoir un lieu à soi, une existence à soi, des espoirs à soi. Si c'est un homme dont les désirs ont été ignorés, niés et qu'il a besoin de les recoller comme on recolle un pot cassé dont on a une vague idée de la forme originale.
Pour illustrer le style de D.L., les chapitres les plus évocateurs sont peut-être ceux où elle parle de sa mère, décédée un an après sa séparation. Cette mère atteinte d'un cancer n'appréciait durant les dernières semaines que les glaces à l'eau (citron vert - ses préférées - fraise et orange). Même s'il n'est pas aisé de dénicher des glaces à Londres en plein hiver, D.L. trouve le moyen de lui en apporter deux par visite et se délecte des petits sons de plaisir émis par la mourante. Or, un jour, il ne reste au fond du bac, dans le petit magasin de journaux tenu par trois frères turcs, que l'intolérable saveur "chewing-gum". La narratrice pique alors une crise devant les trois frères, une crise énorme (qu'elle ira leur expliquer plus tard, après le décès) tellement en colère parce qu'elle sait que sa mère en fin de vie fera la grimace en posant les lèvres sur ce parfum honni. L'accompagnement d'un être proche vers la mort se décrit aussi par des histoires de glaces à l'eau saveur chewing-gum, porteuses d'un phénoménal pouvoir de frustration. Extraits :
 
A quoi peuvent nous servir des mères rêveuses ? Nous ne voulons pas de mères qui portent le regard au-delà de nous, qui désirent être ailleurs. Nous avons besoin qu'elles soient de ce monde, pleines de vitalité, capables, entièrement présentes pour répondre à nos besoins. p.104

Je me suis transformée en promeneuse nocturne, sans bouger de mon fauteuil. La nuit est plus douce que le jour, plus silencieuse, plus triste, plus calme, le bruit du vent qui frappe aux fenêtres, le sifflement des tuyaux, l'entropie qui fait craquer les parquets, le bus de nuit fantomatique qui passe et repasse - et toujours, dans les villes, un son lointain qui ressemble à la mer, qui n'est pourtant que la vie, plus de vie. Je me suis aperçue que c'était ça que je voulais, après la mort de ma mère. Plus de vie. p.114

Durant les quelques semaines qui ont suivi la mort de ma mère, j'ai complètement perdu le sens de l'orientation. J'étais déboussolée comme si une sorte de système de navigation interne avait perdu le nord. Pendant ce deuil, je n'ai pas voulu prendre mon vélo électrique, alors j'ai téléchargé l'application d'une compagnie de taxi sur mon téléphone portable. Le chauffeur était guidé vers l'endroit où je me trouvais, l'idée étant qu'il me conduise ensuite jusqu'à ma destination à l'aide d'un navigateur satellite. C'est à cette occasion que j'ai connu la terreur primale d'être perdue dans Londres, ma ville bien-aimée, alors que je dépendais d'un chauffeur qui n'avait pas la moindre idée d'où il allait. p.119

Deborah Levy est née en Afrique du Sud, d'un père Juif polonais et d'une mère issue de la bourgeoisie WASP. A l'âge de neuf ans, après que son père venait de  passer 4 ans en prison pour soutien à l'ANC, sa famille a émigré en Grande-Bretagne.
Le coût  de la vie appartient à une trilogie autobiographique. Le premier volet s'intitule Ce que je ne veux pas savoir. Le troisième volet est en attente de publication.

4 commentaires:

  1. Ce billet a le mérite de présenter d'une manière très personnalisée un livre qui a de l'importance pour toi. Et tu l'expliques. Je ne vais donc pas te paraphraser.
    En revanche je peux dire pourquoi j'ai eu de l'intérêt à lire ce billet.

    — Une phrase a attiré mon attention : « Par quel mystère Le coût de la vie est-il venu me parler des bulles dans lesquelles mon enfance avait trouvé à se réfugier ? »
    Les livres furent mon refuge d'enfance solitaire, et mon évasion d'adolescent handicapé. Je n'en dis pas plus parce que je crois que cela va m'inspirer un billet chez moi.

    — «Est-ce qu'un homme pourrait aimer lire ce livre "féministe" ? Difficile de savoir. »
    C'est une question vraiment intéressante.
    J'observe que j'ai acheté des livres (pas beaucoup) après avoir lu des critiques sur des blogs féminins. Et souvent j'ai été déçu… (pas toujours). Y a-t-il une littérature pour femmes ? Et une littérature pour hommes ?
    Encore des questions qui pourraient nourrir mon blog…

    Bref, forcément, j'ai bien aimé ce billet. Et notamment ce que tu donnes à voir de ton histoire personnelle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout ce qui nous ramène à notre enfance est noble et important. Un carambar autant qu'un livre. Tout ce qui nous ramène à l'enfance est important parce qu'elle contient tout ce que nous avons besoin de savoir. Les livres de notre enfance sont des refuges, des mondes, des univers où nous avions notre place. Nous étions prêts à y entrer, ils étaient prêts à nous accueillir. Voilà pourquoi je parle d'adoption réciproque. Dans la relation lecteur / livre personne ne peut s'interposer. C'est une relation exclusive (petite exception : les explications de texte quand la maitresse nous demandait de dévoiler cette relation intime et prétendait à la noter, mais comme on avait souvent le choix entre plusieurs textes, et surtout si on n'avait pas particulièrement d'affinités avec l'enseignante, il suffisait de choisir celui que l'on aimait le moins).
      Une littérature de femme, une d'homme ? Il y aurait beaucoup à dire, parce que cela appelle beaucoup de nuances. Curieusement, si je crois qu'il y a des thématiques typiquement féminines (la maternité, par ex.) et des thématiques typiquement masculines (la guerre, les combats) je ne crois pas aux littératures de genre (mes auteurs préférés sont des hommes à 80%). Donc, il me semble qu'il faut séparer "thématique" et "littérature". Certaines thématiques, je le précise, peuvent concerner autant les hommes que les femmes : dans celles qui décrivent les changements de classe sociale, les transfuges de classe, on trouve par exemple Annie Ernaux et Didier Eribon. Les thématiques contiennent aussi des sous-thématiques ( à titre d'exemple : parentalité = paternité ou maternité, ce qui n'est pas la même chose). Quand nous aimons un livre, il contient je crois des thématiques qui nous sont proches (nature, deuil, conquêtes, pertes, exils, relations, etc etc) ou qui touchent des préoccupations qui nous travaillent particulièrement au moment où nous le lisons. La littérature, c'est à un autre niveau, c'est la thématique travaillée avec du style, et là, elle n'est ni féminine, ni masculine : elle est bonne ou pas.
      Voilà pour ce soir... belle soiré à toi.

      Supprimer
  2. Comme Alain, j’ai beaucoup aimé ce billet, cette ”invitation” à lire Deborah Levy, d’autant plus, après avoir écouté l’émission qui lui était consacrée sur France Culture.
    Elle dit, entre autres, que ”ce livre est une manière de transformer le chagrin en idées”. Et puis ”Mon but est que mon regard puisse croiser le vôtre et puis que l’on se détourne, peut-être, le regard ensemble”.
    Oui, décidément, je ferai très bientôt un tour en librairie pour cet ouvrage et peut-être pour le précédent.
    Merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cette itv avec Marie Richeux je l'ai écoutée... deux fois. Involontairement, mais avec plaisir, parce que j'adore cuisiner en écoutant France C et que par le jeu des rediffusions en boucle et par le fait que je ne peux pas arrêter mon lap top les mains enfarinées, je me retrouve souvent à réentendre des gens interviewés. Et je me suis retrouvée aussi à recommencer de lire le livre une fois achevé (une manie héritée de l'enfance quand je ne pouvais pas me séparer d'une histoire). Bref, tout cela pour dire que je vous souhaite de construire avec ce livre simple et profond un lien de complicité. Belle et apaisante soirée.

      Supprimer