En 1991, alors que Patti Smith reçoit la commande d'un petit livre de la part d'Hannuman Books, elle est traversée par "une mélancolie terrible et inexprimable". C'est le printemps et elle reste assise pendant des heures, sous les saules, perdue dans ses pensées. Elle accepte la proposition et se met à l'ouvrage dès l'automne quand "les poires commençaient à peine à se former". Elle achève le manuscrit et l'envoie à l'éditeur le 30 décembre, jour de son quarante-cinquième anniversaire.
Quelqu'un m'a demandé si je considérais "Glaneurs de rêves" comme un conte de fée. J'ai toujours adoré les contes, mais j'ai peur que cette définition ne lui convienne guère. Tout ce que contient ce petit livre est vrai, et écrit exactement tel que ça s'est passé. Son écriture m'a tirée de mon étrange torpeur et j'espère que, dans une certaine mesure, il vous emplira d'une joie vague et singulière. p.14
L'air était carnaval, saisissement pur. J'ai ouvert la porte grillagée et je suis sortie. J'ai senti l'herbe crépiter sous mes pieds. Je sentais la vie - un charbon ardent jeté sur mon cœur de foin. Je me suis couvert la tête. Je me serais volontiers couvert les bras, le visage. Sans bouger, j'ai regardé les enfants qui jouaient et quelque chose dans l'atmosphère - la lumière filtrée, le parfum des choses - m'a ramenée dans le passé...Comme nous sommes heureux lorsque nous sommes enfants. Comme la voix de la raison étouffe la lumière. p.95
Dans ce texte profondément poétique et envoûtant, l'adulte Patti part à la rencontre de son enfance et de tous les êtres qui lui sont liés. Elle suit les méandres de la mémoire, à travers un parcours sinueux, parfois onirique et touchant, parfois abstrait et déroutant. On y découvre une enfant proche de la nature et du surnaturel, inventive, rêveuse et extrêmement attachée à sa famille. Elle interroge un jour un vieil homme, car certaines nuits spécialement claires, il lui arrive de voir du mouvement dans les herbes. Il lui répond : "C'est les glaneurs de rêves..."
Impossible de résumer ce livre sans trame, où l'enfant et l'adulte réunies semblent toujours se confondre. Il emporte le lecteur à travers les sensations vivaces du souvenir, toujours aux aguets, toujours prêt à remonter à la surface. Deux passages poignants décrivent ses tourments d'alors.
Dans le premier, Patti évoque sa chienne Bambi, qu'elle aimait comme elle-même. Un jour, sa plus jeune sœur étant sujette à des crises d'asthme, elle est obligée de s'en séparer. Elle comprend et elle accepte cette idée, mais ne peut se résoudre au fait que la chienne la quitte pour aller vivre dans une autre famille. Elle échafaude d'inutiles projets de fugue. Le matin de la séparation, elle emmène Bambi pour une dernière promenade sur leurs lieux de prédilection : la Montagne d'Argile rouge, les bords du Ruisseau de l'Arc-en-ciel. Elle s'endort dans un pré, avec l'animal sur sa poitrine. Au retour, la chienne s'arrête net au milieu de la route et se fait faucher par un camion de pompiers.
Je n'ai pas pleuré. La complexité de mes émotions était si profonde qu'elle me portait au-delà des larmes. J'ai ruminé cette journée pendant bien longtemps. Avais-je souhaité sa mort ? Ou bien était-ce elle? En tout cas, elle savait. Ni l'une ni l'autre nous ne voulions qu'elle appartienne à quelqu'un d'autre. p.79
L'écrivaine évoque aussi la lignée de ses aïeux, ses grand-mères et arrières-grands-mères. Parmi celles-ci, Olive Hart, "une grande femme stoïque", qui se révélait une dure à cuire.
Mon arrière-grand-mère m'avait prise en grippe, comme elle avait pris en grippe ma mère avant moi. Pourtant, je lui ressemblais pas mal, car je ressemblais à ses fils, et je partageais certains de ses traits et son caractère réservé. Elle était issue d'une longue lignée de paysans et de bergers solitaires du Norfolk. Ils étaient dans son sang, qui coulait aussi dans le mien. J'étais consciente, même quand elle me rabrouait, qu'à travers elle j'étais attirée par la vie des rêveurs, et je m'imaginais surveillant un troupeau, récoltant la laine dans une sacoche de cuir, et contemplant les nuages.
Le destin a voulu que je suive un chemin fort éloigné de celui de mes ancêtres, et pourtant leurs façons étaient aussi les miennes. Et dans mes voyages, lorsque je vois une colline constellée de moutons ou une équipe d'ouvriers agricoles qui se reposent à l'ombre des noisetiers, je suis prise du désir nostalgique de redevenir celle que je n'ai pas été. pp.85-86
Une fois le livre refermé, on baisse les paupières, on laisse défiler les images. On se dit que la torpeur et la mélancolie, qui peuvent nous toucher parfois avec intensité lorsque nous sommes devenus "grands", proviennent d'une rupture de lien avec l'enfant que nous étions. Et que, en reprenant contact avec cette source vive, nous nous permettons simplement de nous reconnecter à la vie.
Éditions Gallimard / 2014
Coucou Dad. J'avais beaucoup aimé M Train. Patty Smith a une écriture vraiment particulière, entre le rêve et la réalité, toute en douceur et onirisme. Je note donc cette nouvelle référence. L'histoire de sa chienne est particulièrement émouvante. Il y a des artistes qui nous touchent en plein coeur, Mme Smith en est une. Merci pour cette petite découverte et bises alpines.
RépondreSupprimerhej, dédé! j'espère que ton voyage, bien que marqué par la tristesse des retours, s'est bien passé ? le soleil, tu as vu, s'est mis sur son trente et un pour t'accueillir ? et ton accenteur devait tellement s'ennuyer sans toi!
RépondreSupprimerOui, PS a vraiment une façon particulière d'écrire le réel (pour nous, ce qu'elle décrit peut paraître surréaliste par moments, mais je crois que c'est la réalité telle qu'elle l'expérimente). Oui, j'ai presque fondu en larmes quand elle parle de Bambi et j'ai oublié - fichtre, je me disais bien en écrivant que j'oubliais qqch - j'ai oublié de mentionner les photographies personnelles en N/B qui jalonnent le récit. elles participent aussi à son atmosphère.
Beau WE, fervente randonneuse, et que les images que tu as rapportées te fassent encore et encore rêver!
Le voyage s'est bien passé. Ce matin, quel plaisir de retrouver les montagnes et la neige et surtout surtout, Maître Zen. Comme s'il y savait que j'étais de retour, il est venu pépier sur la barrière du balcon, alors que les accenteurs chantent plutôt au printemps!
RépondreSupprimerJe me réjouis de lire le livre de PS! Bises alpines.
J'étais sure que tu manquerais à l'accenteur : ton retour rend un oiseau heu-reux! Autant dire l'importance du retour de Dédé dans ses montagnes! Belle soirée, doux rêves, bonne lessive, et n'oublie pas : repassage modéré!!!
SupprimerLes mots, comme une musique,
RépondreSupprimerpeuvent nous ramener
sur les chemins de l’enfance.
Sur ces moment,
à peiné caché par l’armure
de notre vie d’adulte
:-)
A peine cachés... à peine cachés par l'armure, pas si sure que ça. Pour beaucoup d'entre nous, l'enfant qu'ils étaient est perdu de vue. Et c'est tellement dommage! "Remontons en enfance!" C'est mon slogan pour ce soir. Très très belle soirée à toi!
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