J'apprécie depuis longtemps Laure Adler, qui représente pour moi moins la philosophe et la biographe douée que la précieuse voix du soir, rendez-vous quotidien, arrivant à l'heure bleue, et qui auparavant aimait se focusser sur toutes sortes de hors-champs. J'aime son ton particulier, ses questions qui induisent la confidence, sa manière de dire aux invités "nous vous aimons pour...", "vous nous avez éblouis quand vous avez...", comme si elle parlait en notre nom, connaissant nos goûts sans nous avoir consultés.
Avec ce livre, elle s'est lancée dans une longue réflexion sur la vieillesse en ce début de XXIe siècle, une enquête qui lui a demandé près de quatre ans, menée au pays de la culture, des EHPAD et de ses amis vieillissants. Elle y raconte moult anecdotes pour dire ce que c'est que "prendre de l'âge", fournit les exemples de gens connus, vivants ou décédés, recourt à la pensée de philosophes, à des phrases de poètes. Elle se confie aussi, à propos de sa propre expérience de (jeune) septuagénaire.
L'ouvrage se laisse lire aisément, entre témoignages, citations philosophiques et analyses sociologiques. L'auteure a l'habitude de rédiger et sait raconter sans ennuyer, au moyen de chapitres courts et de paragraphes efficaces. On y trouve des réflexions qui nous ont traversé plusieurs fois l'esprit et suffisamment de sujets consensuels pour intéresser un vaste public (le coût des EHPAD, le personnel admirable mais très mal payé, l’État qui n'en fait pas assez, l'injustice de l'exclusion progressive, etc etc).
On se demande à qui s'adresse ce livre. Aux jeunes, à ceux qui ne sont pas encore des "vieux", ni des "séniors", afin de leur permettre de comprendre la réalité de leurs aînés ? Aux gens plus matures, qui s'apprêtent à entrer dans "l'aventure" du vieillissement ? Aux vieux, aux carrément vieux, pour qu'ils se retrouvent dans les réalités décrites et les problèmes relevés, qu'ils y rencontrent un avocat digne de les représenter ?
La critique principale que j'aurais envers ce voyage de nuit dans lequel le lecteur est embarqué est de
présenter les "vieux" sans tenir compte de leur ancrage social. Car il n'y a pas "une" vieillesse, de même qu'il n'y a pas "une" jeunesse. On est jeune et on est vieux en fonction de la classe sociale à laquelle on appartient. On ne vieillit pas de la même manière selon les moyens financiers, intellectuels, relationnels qui sont à notre disposition.
Le
problème... c'est que l'on referme le bouquin avec une certaine
frustration, l'impression de se retrouver certes un peu plus cultivés,
un peu plus stimulés à réfléchir, mais pas sûrs d'avoir été invités à
penser le vieillissement de manière globale, tant sur le plan
socio-politique que sur le plan éthique.
On se demande ainsi à quoi sert un regard qui divise la société en strates, séparées par les tranches d'âge, par les spécificités. Ce livre constitue une investigation tous azimuts, mais ne fournit pas de clefs pour penser global. Si on le lit pour chercher comment se positionner soi-même face à son inévitable vieillissement (attendu que vieillir est un privilège, puisque c'est le seul moyen qu'on ait trouvé pour ne pas mourir), on reste sur sa faim. En aucun moment, il n'est question de la composition de cet âge, appelé "vieillesse". Quand est-il censé commencer ? Faut-il inclure dans la même catégorie un alerte septuagénaire et un vieillard grabataire ? Qu'est-ce qui définit la "vieillesse"? La dépendance ? L'impotence ? La perte de moyens physiques ou financiers ? La restriction des relations sociales ? L'inaptitude à se projeter dans un avenir et l'impossible sentiment d'avoir prise sur celui-ci ? La faculté ou non d'apprentissage et de curiosité ?
A traverser avec L.A. le territoire du vieillissement on en vient à se demander : est-il si facile d'être jeune aujourd'hui ? Par exemple, de se trouver étudiant, face à un avenir aux perspectives bouchées ? Ou quadra, devant se battre à la fois sur le front de l'emploi et de toutes sortes d'exigences familiales ? Ou encore quinquagénaire, luttant pour garder sa place, face à une compétition orchestrée et sans pitié ? Sans parler des migrants, des exclus en tous genres ? Une analyse doit-elle être ciblée sur tel ou tel groupe social? La recherche d'une société plus juste ne devrait-elle pas plutôt concerner l'ensemble de ses membres, lesquels doivent tous être reconnus et intégrés ? La réflexion sur les étapes de la vie ne doit-elle pas être systémique dans un monde où tout et tous sont portés à être chosifiés, utilisés et finalement débarqués?
Il
y a longtemps, Christiane Singer avait écrit un livre, plus orienté
vers la spiritualité, qui s'intitulait "
Les âges de la vie". Elle y
retraçait les différentes périodes qu'un être humain est amené à
traverser au cours de son existence, en montrant le sens que constitue
ce cheminement. On existe dans le désir de ses parents, bien avant
d'arriver au monde, et notre avancée jusqu'à notre dernier souffle est une
trajectoire naturelle, contre laquelle il ne s'agit pas de lutter, mais qu'il s'agit d'expérimenter intensément, suivant chacune des étapes nécessaires et
fondatrices qui la composent. Bref, elle offrait une vision
globale de la vie, destinée à un être unifié.
Au terme de ma lecture,, j'aurais voulu m'adresser à l'auteure, en lui disant (la paraphrasant un peu) : "Laure, vous vous êtes donné de la peine, merci pour ce livre construit et cultivé, mais, s'il vous plait, approfondissez, votre copie est un peu fourre-tout, un peu bâclée." J'aurais voulu aussi lui rappeler ces mots de Bourdieu, que L.A. admire et dont la pensée est toujours d'actualité. Rappelant que la "jeunesse" n'est qu'un mot et que les divisions entre les âges sont arbitraires, le sociologue affirmait :
Ce que je veux rappeler c'est que la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données, mais sont construites socialement dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Les rapports entre l'âge biologique et l'âge sociologique sont très complexes. ("La
"jeunesse" n'est qu'un mot" / Entretien avec A.M. Métailler, paru dans
"Les jeunes et le premier emploi", Paris, Ass. des âges, 1978, p.
520-530)
On rêverait de penser à notre vie comme à un tout, un passage précieux et cohérent, une traversée offerte, parsemée de découvertes et d'embûches, un voyage avec ses particularités et ses luttes pour en affirmer sans cesse les richesses jusqu'au tout dernier moment.